Télé-réalité : l’urgent retour aux réalités

ANALYSE

Koh-Lanta, saison 2013. Un candidat meurt. Le jeu s’interrompt. Place aux accusations judiciaires. Haro sur le médecin chargé du suivi de santé des candidats à l’émission de télé-réalité. Un second mort. « Je ne supportais plus la pression médiatique », confessait le docteur Thierry Costa, dans un ultime courrier adressé à ses proches. Coup du sort, le décès du médecin est tombé un premier avril. A l’annonce de l’information, sur Twitter, beaucoup ont cru à une plaisanterie d’un goût douteux. Comme si, dès qu’il s’agissait de télé-réalité, l’on s’obstinait à refuser la réalité. Paradoxalement, la télé-réalité ne serait-il pas le genre le plus propice à la perte de conscience des réalités ? Et n’est-ce pas justement en cela que réside le danger de ce type de programmes ? Faut-il pour autant les interdire d’antenne ?

La télé-réalité déconnecte dangereusement les protagonistes de la réalité

Ce qui est dangereux dans la télé-réalité, c’est qu’elle dépossède et les candidats et les professionnels de l’émission de toute prise avec la réalité. Les professionnels, tout d’abord, en perdent le sens des responsabilités. Le 1er avril, alors qu’un amas d’accusations confuses circulaient déjà sur les radios et sur les réseaux sociaux, les protagonistes s’accusaient mutuellement. A qui la faute ? Au médecin, qui aurait manqué de réactivité ? A cette production, ALP, par ailleurs déjà condamnée à trente reprises pour non-respect de la législation sociale et notamment celle relative à la sécurité et l’hygiène ? A TF1, qui cherche à faire de l’audience avec des émissions sensationnelles, dans lesquelles des volontaires sont incités à enfreindre les limites biologiques et psychiques de l’être humain ? Aux médias en général, qui, dans leur traitement des émissions de télé-réalité, exacerbent le phénomène ?

Nonce Paolini, le président de TF1, a cru utile de privilégier la prudence dans sa communication de crise  : « Je laisse à leur conscience les auteurs des propos anonymes tenus sur les circonstances du décès de Gérard Babin ainsi que ceux qui les ont colportés, avant même que toute la lumière ait été faite sur le drame ». Toujours est-il qu’on a l’impression que le phénomène même de télé-réalité dilate les responsabilités, au point de déposséder les personnes du sens moral de la responsabilité — sens qui engage chacun de nous, en tant qu’hommes, dans la réalité.

Les candidats, quant à eux, sont amenés bien malgré eux, en vertu des épreuves de dépassement de soi qu’instaure l’émission, à perdre peu à peu la notion de la réalité. Le format de ces émissions consiste à isoler un groupe d’individus en vue de voir jusqu’à quel point ces derniers peuvent « se dépasser ». Le problème est que les efforts entrepris par les participants sur eux-mêmes ne concourent pas à leur épanouissement personnel, bien au contraire. « La promesse extrême est de pousser les candidats dans leur retranchements » rappelle Christophe Nick, réalisateur du Temps de cerveau disponible, dans une interview accordée à Stratégies (n°1718). Ce « jeu » outrepasse donc délibérément les réalités physiques et psychiques propres à l’être humain.

Victime d'une insuffisance cardiaque, Gérald Babin, candidat de l'émission Koh-Lanta, est mort à l'âge de 25 ans.
Victime d’une insuffisance cardiaque, Gérald Babin, candidat de l’émission Koh-Lanta, est mort à l’âge de 25 ans.

Violence d’un genre, qui n’est ni réalité ni fiction

Le CSA, qui s’est saisi du problème, a décidé de repousser les émissions de télé-réalité après 22 heures, soit hors des heures de grande audience. Par ce geste, le conseil supérieur de l’audiovisuel reconnaît que ce type de programme est en soi susceptible de diffuser des contenus à caractère violent. A juste titre. Si les programmes de type Koh-Lanta s’avèrent particulièrement violents, c’est principalement à cause du rapport équivoque qu’ils instaurent entre le spectateur et le réel.

La télé-réalité crée une réalité artificielle qui n’exprime pas les rapports humains dans leur réalité, mais les dirige pour les intensifier artificiellement. En composant une réalité reconstituée, ces shows diffusent la violence de manière d’autant plus forte qu’elle se produit sous la manifestation d’interactions continues et spontanées entre les candidats. Les protagonistes, qui ne sont pas préparés à ce qu’il va leur arriver, se comportent donc de manière souvent passionnelle. L’isolement des candidats augmente la fréquence des actes et des propos agressifs, à un degré tel que les dégradations psychiques qu’ils sont forcés de subir s’apparentent à ce que le droit reconnait comme du harcèlement moral.

Contrairement à un film d’action violent, la télé-réalité ne donne pas le spectacle de la violence. Elle donne en spectacle la violence. La violence qui se dégage d’une fiction, parce qu’elle s’inscrit dans un récit, autorise une distance entre le téléspectateur et le film. Cette salutaire distance, la télé-réalité la court-circuite : en mettant en scène une violence qui passe pour réelle et immédiate, l’émission de télé-réalité n’autorise aucune distanciation. Il n’y a pas d’écran réflexif entre le télé-spectateur et le programme qui lui est proposé. La violence est injectée sans filtre dans les yeux du télé-spectateur.

Ramener la télé-réalité à la réalité

Suite aux événements qui se sont produits à Koh-Lanta, la prohibition des émissions de télé-réalité fait débat. Sur un plan strictement éthique, il est effectivement discutable de donner à voir des personnes s’infliger violence et causer violence à des tiers. Toutefois, cette solution radicale ne laisserait aucune chance à ce genre télévisuel de s’améliorer. Le risque serait alors de voir proliférer des émissions clandestines, encore moins respectueuses des règles sanitaires et éthiques recommandées par le CSA. La solution la plus sensée serait peut-être tout simplement de ramener la télé-réalité à la réalité. Davantage de transparence, des interdits plus précisément énoncés, un suivi médico-psychologique accru des candidats, et l’établissement de points de passage entre le lieu où se déroule l’émission et le monde extérieur s’impose. Surtout, les émissions de télé-réalité s’enrichiraient à mettre en valeur l’échange et l’accomplissement de soi.

Quoi qu’il en soi, le genre est appelé à se renouveler, sous peine de disparaître. Car les productions n’oseront bientôt plus s’y risquer. Le 5 avril, Arrêts sur Image révélait sur son site qu’ALP pourrait être mise en examen pour mise en danger d’autrui, homicide involontaire et non-assistance à personne en danger.

Clara Schmelck.

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Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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