Bons baisers de Damas – dossier spécial Syrie

 

Plus de 24 mois après le début de la révolte populaire contre le régime de Bachar al-Assad, un nouveau bilan fait désormais état de plus de 80.000 morts en Syrie. Un conflit sans fin et une population civile tragiquement prise en tenaille entre les raids et les combats, qui menace aussi de se répandre au-delà des simples frontières du pays. Pendant ce temps, la communauté internationale agite les menaces de représailles, sans véritable marge de manœuvre. Décryptage.

 

La complainte des morts

Le bilan humain de la guerre en Syrie, un refrain désormais bien connu, entonné à la manière d’une titanesque campagne de communication.

Tout commence généralement par un chiffre, lapidaire et glacial. Plusieurs zéros placés très académiquement les uns derrière les autres formant ce même ensemble mouvant, conditionné au rythme des morts, comme il en est de ces maladies incurables dont on ne pourrait que constater l’inéluctable évolution. Données élémentaires réglées pour agir comme une torpille qui se détraque et ne parviendrait jamais à atteindre son point d’impact, c’est-à-dire l’opinion…

A mesure que le temps passe, et après plus de 26 mois de révolte, la litanie des morts n’émeut désormais plus personne en Syrie, alors que les bilans fournis par les seules organisations humanitaires et de défense des droits de l’homme indiquent que la tragédie qui s’internationalise s’enfonce chaque jour un peu plus dans le sang. Il y a quelques semaines, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH, basé à Londres) publiait un énième décompte des victimes, civiles pour la plupart : 70.000 morts de trop, soulignait-on amèrement, avec cette gueule de bois des mauvais jours. 70.000 morts, pour rien. Et désormais plus de 80.000, selon le communiqué de cette même ONG rendu public ce dimanche.

Histoire d’un conflit qui s’enlise

10.000 morts de plus donc, mais morts pour quoi ? Pour qui ?

Lors du déclenchement de la révolte, en mars 2011, que savait-on réellement de la situation dans ce pays charnière, terre d’élection de la communauté alaouite, qui bien que minoritaire, constitue l’un des derniers remparts du chiisme moderne, et règne en maître sur l’ensemble des appareils de l’état depuis plus de trente ans ?

Mis à l’index et méprisés par le reste du monde arabo-musulman, les adeptes de cette branche religieuse (dont se réclame à peine 10% de la population) sont devenus au fil des années l’ennemi juré de Riyad et Doha, frères entrés eux-mêmes dans une querelle territoriale et une lutte d’influence et mus par la volonté d’éradiquer un courant religieux minoritaire, jugé sectaire et immoral, qui s’inspire tout à la fois de cultes hétérodoxes proches du christianisme byzantin et d’autres rites plus ou moins hellénistiques.

Avant même le commencement du conflit et l’apparition de poches insurrectionnelles très sporadiques, la guerre était déjà déclarée contre Damas, antichambre du chiisme politique. Guerre par procuration venue se greffer sur un début de révolte populaire et diligentée en coulisse par le Qatar et l’Arabie Saoudite. L’embrasement confessionnel que couvre mal la réalité de la guerre est un élément incontestable de la stabilité dans cette région. Certes, l’ennemi juré représenté par le clan Assad demeure le même, mais le petit émirat et son puissant voisin se démarquent très sensiblement sur le soutien inconditionnel que chacun d’entre eux apporte aux éléments de la rébellion.

Rebelles de l'ASl dans le sous-sol d'une ancienne administration. Rencontré il y a quelques mois à Alep, Abdallah (à droite sur l'écran) a été tué dans une attaque du régime. Photo : Intégrales Productions
Des rebelles de l’ASl réunis dans le sous-sol d’une ancienne administration. Rencontré il y a quelques mois à Alep, Abdallah (à droite sur l’écran) a été tué dans une attaque du régime. Photo : Intégrales Productions.

Comme le soulignait Libération à la fin du mois dernier, « chacun des deux pays (soutient) ses propres groupes rebelles, ceux dans l’orbite des Frères musulmans pour le Qatar, ceux qui prônent le salafisme, issu du wahhabisme le plus pur, donc le plus fanatique, pour les Saoudiens. » Dans ce conflit clairement instrumentalisé par la mainmise des deux nations arabes les plus puissantes, l’absence de « leadership » au sein de l’insurrection pose véritablement problème et suffit à en expliquer en partie l’enlisement. Pas de front uni pour défier un régime qui bien qu’isolé sur la scène internationale, n’a jamais véritablement été inquiété par l’ONU…

Pis : le schisme irréductible qui lie originellement ces deux voisins arabes (soucieux d’une même voix de faire tomber le dernier verrou du chiisme avant Téhéran) semble tout aussi paradoxalement se creuser à mesure que la lutte fratricide entre Riyad et Doha gagne en intensité.

Et le peuple syrien dans tout cela ?

Dresser un tel constat n’exonère évidemment par le régime baasiste de sa barbarie et de la détermination qui n’a cessé d’être la sienne à vouloir anéantir son propre peuple, pas plus qu’elle ne saurait lui apporter une quelconque légitimité. Car du sang se trouve bien sur les mains du tyran, de sa famille et de ses proches. Alors pourquoi un tel acharnement et pourquoi, malgré les défections qui n’ont cessé de se multiplier dans sa garde rapprochée, Bachar al-Assad continue-t-il de bénéficier d’un soutien non négligeable de l’élite militaire et d’une partie de sa population ?

3 insurgés postés devant un immeuble contrôlé par l'ASL. Photo : Intégrales Productions.
3 insurgés postés devant un immeuble contrôlé par l’ASL. Photo : Intégrales Productions.

D’abord, parce qu’à ce stade du conflit, le président syrien est à mille lieux de pouvoir faire machine arrière, autrement dit de souscrire à l’idée un temps évoquée de former un nouveau gouvernement qui ne l’inclurait pas lui-même à sa tête, au risque de perdre la face. Et puis la Syrie n’est évidemment pas la Tunisie, pas plus qu’elle ne s’apparente d’une quelconque manière à la Libye ou à l’Egypte, autant de nations qui ont laissé insidieusement fleurir l’islamisme politique au lendemain de leurs propres révolutions.

De son propre aveu d’ailleurs, le tout nouveau secrétaire d’état américain John Kerry a du très vite renoncer à l’idée que le raïs puisse trouver une quelconque place dans un gouvernement de transition issu d’un consensus, après avoir un temps martelé le contraire. Un changement de cap qui doit plus à la politique qu’au hasard, car maintenir une telle disposition aurait fragilisé la position des Etats-Unis dans le concert des nations « alliées », dans la perspective d’un après-Assad. Il faut rappeler aussi que l’aide américaine en faveur des réfugiés s’élève à présent à 510 millions de dollars, en plus des 250 millions de dollars dédiés à soutenir les rebelles « modérés » en guerre contre le régime. Hypothétique retour sur investissement…

Et puis c’est sans compter aussi sur la dispersion des insurgés eux-mêmes dont les divisions ralentissent toute perspective d’évolution rapide du conflit. Une aubaine de taille pour le président syrien qui sait que son maintien en l’état dépend pour beaucoup des zizanies qui font rage au sein de l’insurrection, et doit secrètement rendre grâce à Israël pour les derniers raids menés sur son territoire. Il semble peu probable en effet que les nations les plus impliquées au sein de la Ligue Arabe voient d’un bon œil cette intervention de l’état hébreu dans un conflit à la fois territorial et religieux.

Alors quelles perspectives pour les prochaines semaines et surtout l’espoir existe-t-il de voir le conflit se régler de manière pacifique après plus de 26 mois de bataille ?

L’assouplissement -au moins diplomatique- de la position russe tout comme le retrait opéré par la Chine sont autant de raisons d’espérer. Il faudra très probablement pour cela attendre un nouveau décompte, et qu’au moins l’une des parties en présence ne finisse par lâcher du lest, car ce n’est certainement pas de la conférence sur la Syrie qui devrait se tenir d’ici la fin mai à Genève que viendra le salut du peuple syrien.

Farouk Atig.

A suivre sur notre site : regards croisés sur la Syrie et analyse de la situation par Frédéric Encel et Hasni Abidi, experts du Moyen-Orient.

Sur ce même sujet :

Syrie : des missiles contre des civils (notre entretien avec Peter Bouckaert, de HRW)

Syrie : le point sur la situation à Alep (reportage sur euronews et notre intervention sur la BBC)

Turquie : les coupables en Syrie ? (Courrier international)

Le bilan du conflit en Syrie dépasserait les 80.000 morts (L’humanité)

L’attentat de Reyhanli fragilise la mosaïque ethnique et religieuse turque (Le Monde)

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Farouk Atig
Farouk Atig, ancien grand reporter, conférencier et enseignant, dirige Intégrales

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