Adoption : Internet tenté par les contes de faits

 

 

Par CLARA SCHMELCK, journaliste Médias et rédactrice en chef adjointe à Intégrales Productions

 

Le 18 septembre, Jenessa Simons, une jeune Américaine, s’est réjouie d’avoir retrouvé sa mère biologique douze heures après s’être annoncée, via une photo et un message postés sur Facebook. Depuis, les messages de ce type se multiplient sur le site communautaire.

«Message à ma mère biologique. Je m’appelle Sophie (mon prénom roumain est Marina), je suis née à Bucarest en 1984, et je souhaite vous retrouver. Voici une photo de moi.» Le fil d’actualité Facebook diffuse en continu le billet de mon «amie» qui, au fil des heures et des jours, s’épaissit de commentaires. Il est peu probable que la femme désignée prenne un jour connaissance de ce post, rédigé de surcroît dans une langue étrangère à la sienne. En revanche, tout Facebook n’aura pas manqué de s’en émotionner.

Au-delà de l’espoir de retrouver ses parents d’origine, que révèle le désir égocentrique d’exposer cet aspect très intime de la vie privée sur un réseau aussi peu confidentiel ?

Parce qu’ils se savent l’incarnation d’un désordre (une situation initiale chaotique qui a conduit à l’abandon), les enfants adoptés sont très souvent obsédés par l’ordre. Chez beaucoup, ce souci pour l’ordre se double aussi d’un besoin d’exposer en permanence cette préoccupation à la société tout entière, comme pour clamer«je suis l’engeance d’un acte inconsidéré, mais je suis une personne si sensée que je ne puis pour autant incarner l’erreur». Certains en veulent pour preuve leur action sur Facebook : susciter l’adhésion à leur projet de recréer l’ordre défait par l’abandon subi.

Les médias et, surtout, les sites de presse américains commencent à s’intéresser de près à ces histoires vécues qui ont l’originalité d’être extraordinaires tout en étant profondément humaines. Se crée alors une synergie entre les réseaux sociaux et la presse numérique. Sur le réseau social, l’on découvre l’histoire en son début : l’enfant qui cherche son parent ; sur les sites de presse, on retrouve l’histoire au moment où elle s’achève : l’enfant qui a retrouvé son parent. Ainsi, le 18 septembre, le site d’actualité américain Buzzly consacrait un papier à «l’histoire merveilleuse de Whitney Brock (Jenessa Simons)» qui, adoptée en 1991, a «décidé de tenter sa chance sur Facebook, en postant une photo d’elle tenant une pancarte « Aidez-moi à retrouver mes parents ! »».

Facebook et site d’informations : les deux modules se complètent, à condition que l’écriture de presse reste fidèle au mode du storytelling. Mais cet art du récit calibré pour le rythme de lecture sur les réseaux sociaux lisse l’histoire des retrouvailles enfant- parent(s) d’origine. Un article écrit à la manière d’une histoire vécue capte l’événement pour n’en retenir que les grands moments, de sorte à en retirer un schéma actanciel simplificateur : une situation de départ, un élément déclencheur, quelques péripéties, et un dénouement en happy end.

La narration de ces destins heureux supprime toutes les aspérités du parcours des enfants adoptés dont les recherches ont abouti. On peut se demander si le registre du merveilleux est le plus adéquat pour évoquer une enquête dont l’objet reste une inconnue. Combien sont-ils à avoir essuyé l’échec d’une porte qui se claque sous leur nez qui coule encore ? Combien ont été choqués de voir l’état dans lequel leur famille d’origine vivaient, lorsque le loquet s’est levé derrière leur cœur tremblant ?

Dans le cas d’adoption internationale, il arrive aussi que la quête individuelle soit freinée par des contraintes politiques. D’un point de vue journalistique, toutes ces expériences particulières, si diverses, se prêtent plus au documentaire qu’au récit romanesque. Dans un article qui relatait les retrouvailles d’un père et de sa fille biologique, Rue89 avait rythmé le récit de la rencontre de questionnements, en alternant habilement les points de vue. Le papier se présentait ainsi comme une investigation discussion, tout en gardant un côté très humain. (Rue89, «Je crois savoir qui vous êtes», 6 septembre) . Cependant, la plupart des sites n’évoquent le sujet que sous le seul angle fixe du «fabuleux». A quoi bon ? Paradoxalement, quand les médias se positionnent sur le créneau du conte, les récits de «retrouvailles» qu’ils proposent amollissent l’imagination.

En cherchant à simplifier les situations pour les besoins du storytelling, ces récits réduisent toute expérience de l’abandon à l’image grossière du «puzzle aux pièces manquantes», qu’il faudrait s’empresser de retrouver pour voir le paysage d’une vie enfin complété. Or, on peut discuter le fait de voir une lacune dans l’impossibilité d’identifier ses parents d’origine. Dans le creux de ce mystère vient s’épanouir une imagination sans limite. Une faune sauvage, impossible à contrarier, terriblement libre. Soit une infinité de perspectives, et non une béance. Le lieu de mille histoires à raconter sous un autre nom que le sien.

Lien vers l’article sur le site de Libération

 

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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