Monde arabe : quelles perspectives ?

DOSSIER SPECIAL

et interactif 

Amine Labter est un caricaturiste et illustrateur de presse algérien...
Amine Labter pour Intégrales Mag

 

Il est désormais bien loin le temps où, contemplant avec émotion les soulèvements en cours, les populations de Tunisie, de Libye, d’Egypte, du Yémen, ou encore de Syrie, se prenaient à rêver de jours meilleurs pour la démocratie dans leur pays respectif. Alors que l’année 2014 touche à sa fin, la donne a foncièrement changé. Rétrospectivement, force est de constater que 2011 s’apparente à un rendez-vous manqué pour les partisans de la liberté.  Jamais, en effet, les pays traversés par la vague révolutionnaire du printemps arabe n’auront connu pareille instabilité. Une ébranlement qui s’est répercuté sur le reste du monde arabe…

Pour mieux comprendre cette déferlante tragique, quelques clés de lecture, suivies par les interventions de spécialistes de la question :

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SYRIE

Près de 200.000 morts déjà, avec, trois ans après le début du conflit, une population civile  prise en étau par une double menace : celle du régime de Bachar al-Assad qui, profitant des frappes occidentales anti-djihadistes, continue sa répression sanglante à l’égard de l’insurrection et pilonne massivement les derniers territoires tenus par la rébellion, sans épargner les civils. Celle, persistante dans les zones contrôlées par l’Etat Islamique, des bombardements de l’aviation russe, qui tuent indistinctement civils et djihadistes.

Panneau d'affichage de l'organisation Etat islamique dans une rue de Raqqa, en Syrie pour inciter les femmes à porter le niqab : "Désolé, mais c'est bien la liberté que nous voulons. Celle-là même que le Coran et le prophète Mahomet appellent de leurs voeux"
Panneau d’affichage de l’organisation Etat islamique dans une rue de Raqqa, en Syrie, pour inciter les femmes à porter la burqa. Il est écrit : « Désolé, mais c’est bien la liberté que nous voulons. Celle-là même que le Coran et le prophète Mahomet appellent de leurs voeux »
EGYPTE

La nouvelle a ébranlé les partisans de la révolution de 2011, soulèvement qui avait contribué à la chute de celui qui a dirigé le pays d’une main de fer pendant 30 ans : soupçonné d’avoir commandité le meurtre de centaines de manifestants pendant la révolution qui l’a chassé du pouvoir en février 2011, Hosni Moubarak a été blanchi le samedi 29 novembre par un tribunal du Caire. L’ancien raïs reste néanmoins emprisonné pour une affaire de détournement de fonds publics pour laquelle il a été condamné à 3 ans de prison. Curieuse ironie du sort, son successeur, Mohamed Morsi, premier président démocratiquement élu issu des Frères musulmans, a été chassé du pouvoir par l’armée et reste incarcéré dans l’attente de son procès. Deux présidents derrière les barreaux et un maréchal Sissi, nouvel homme fort du pays élu à l’issue d’un scrutin contesté, qui mène une répression sans merci contre l’opposition, aussi bien islamiste que libérale, prétextant systématiquement de vouloir lutter contre le terrorisme. 

Manifestation au Caire de partisans du président déchu Mohamed Morsi, issu des frères musulmans, au cours de l'été 2013. Des rassemblements désormais interdits en Egypte. Photo : F.A / Intégrales Productions
Manifestation au Caire de partisans du président déchu Mohamed Morsi, issu des frères musulmans, au cours de l’été 2013. Des rassemblements désormais interdits en Egypte. Photo : F.A / Intégrales Productions
IRAK

Plus de 10 ans après le début de la guerre menée par les Américains, l’Irak se trouve au coeur de toutes les préoccupations : les djihadistes de l’Etat Islamique y poursuivent leur avancée et auraient même réussi à faire main basse sur près de la moitié du territoire, ainsi que sur une importante partie des axes de communications du nord et de la Syrie voisine. Poussée à son paroxysme par l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, la fracture entre chiites et sunnites compromet les chances d’un retour à la normale, en particulier à Bagdad, la capitale, qui renoue avec les attentats-suicide.


TUNISIE

Le climat semble être à l’apaisement. Mais après des mois d’instabilité politique, les islamistes -désormais à l’écart du pouvoir- prépareraient leur riposte, selon plusieurs experts, et menacent même de se radicaliser. La victoire aux dernières législatives du camp libéral n’a rien du ras-de-marée électoral, et même si les épisodes de violences restent contenus et limités aux zones frontalières de l’Algérie (Mont Chaambi, principalement), le retour prévisible d’un ancien cacique du pouvoir et ex-ministre de Ben Ali (âgé de 87 ans) rappelle de bien tristes pages de l’histoire du pays.

 

Le drapeau noir des fondamentalistes trônant en plein centre ville de benghazi, dans l'est de la Libye, le mois dernier. Image : F. A / Intégrales Productions
Le drapeau noir des fondamentalistes trônant en plein centre ville de Benghazi, dans l’est de la Libye, en octobre 2014. Image : F. A / Intégrales Productions

 

LIBYE

Malgré un calme de façade, le chaos s’est insinué presque partout : les islamistes « modérés » de la coalition « Aube libyenne » sont certes parvenus à ramener un semblant de calme à l’Ouest, mais plus à l’Est, dans la région de Benghazi, alors que les deux parties en présence (l’alliance « libérale » exilée à Tobrouk et les islamistes d’Aube libyenne) se disputent le pouvoir et revendiquent sa légitimité. De plus, les combats des derniers mois ont déjà fait plusieurs centaines de morts. Sirte, où se trouve le plus grand gisement pétrolier libyen, est désormais sous contrôle des djihadistes de l’Etat Islamique.

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Dossier spécial et interactif avec les réactions à venir de spécialistes du monde arabe, mais vous pouvez d’ores et déjà réagir et poser vos questions plus bas, et nous faire part également de vos commentaires et interrogations.

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Questions à Tewfik Aclimandos, chercheur associé à la Chaire « Histoire contemporaine du monde arabe » au Collège de France

Intégrales Mag :

« Le printemps arabe est-il mort ? »

Tewfik Aclimandos, chercheur associé à la Chaire « Histoire contemporaine du monde arabe » au Collège de France :

« Le printemps arabe recouvre des réalités très différentes, dont certaines évoquent plutôt le royaume des ténèbres, je parle bien sûr de la Syrie. Mais dans aucun pays concerné on ne peut parler de fin de l’épisode. Syrie, Libye et Yémen sont bien mal partis, l’Égypte doit faire face à de très sévères défis, et si en Tunisie la situation est meilleure elle demeure très dangereuse. Mais si le bilan en termes de régime viable et de paix civile oscille entre mitigé et catastrophique, les acquis politiques et culturels sont innombrables et probablement irréversibles. Faire tomber des présidents a été une expérience fondatrice pour les peuples qui ont réussi cela. Un changement qualitatif et quantitatif ont eu lieu en ce qui concerne la participation populaire. N’oublions pas qu’al Sissi a été élu avec plus de 25 millions des voix. La constitution égyptienne a été approuvée avec des scores similaires. N’oublions pas qu’al Sissi a été élu avec plus de 25 millions des voix. La constitution égyptienne a été approuvée avec des scores similaires. Quelques années plus tôt, ces chiffres étaient impensables. L’apprentissage politique s’est fait à la vitesse grand V. Le passage des islamistes au pouvoir a permis aux opinions publiques de se déterminer par rapport à ce projet en connaissance de cause. Le monde arabe oscillait entre deux grands récits, l’islamiste et le nationalisme, et on décrétait le second mort et enterré. En Égypte et en Tunisie, il revit. D’importants secteurs de la jeunesse rejettent ces deux récits et se cherche. Le nombre de créations artistiques est en expansion. Dans ces deux pays, la population se sent responsable et suit les choses de près. Elle juge. »

Intégrales Mag :

« Comment, selon vous, l’Etat Islamique, a-t-il pu émerger, et que peut-il advenir pour la suite à votre avis ? »

Tewfik Aclimandos :

« Distinguons deux choses. Le jihadisme est vivant et continuera à recruter. Le terrorisme idéologique est un phénomène international, que l’on connaît bien depuis les Brigades rouges. Une minorité d’activistes transforme des perceptions largement répandues en une nouvelle mixture, une idéologie, qui crée une surréalité, séparée du reste de la communauté, immunisée contre tout test de l’expérience, contre tout dialogue et contre toute critique, qui prône la violence extrême d’un petit groupe comme seul moyen d’action légitime, palliant les défaillances d’un peuple ou d’une communauté ou d’une classe qu’on méprise mais qu’on prétend représenter. Il y a les bons, le groupe terroriste, et les autres, méchants ou passifs idiots. Dans tous les pays du monde, qu’ils soient laïcs comme la Tunisie ou la Belgique, théocratique comme l’Arabie Saoudite, démocratiques comme la France, autoritaires comme l’Égypte, il y a aura des « perdants » se sentant aliénés, et une infime minorité parmi eux optera pour le passage à l’acte terroriste. Ce qui est nouveau, ce sont les ressources offertes par la mondialisation, les nouvelles technologies, l’internationalisme. Dans le cas plus précis de Daesh, ce mouvement a bénéficié d’une conjoncture exceptionnelle : le mécontentement des sunnis irakiens a offert une base, les militaires baathistes un savoir faire, la complicité coupable de certains pays, contents d’embêter MM. Al Assad, al-Maliki ou encore Téhéran, a été d’une importance cruciale, l’administration américaine n’a réalisé que beaucoup trop tard le danger et entretemps le mouvement avait pris de l’ampleur et saisi des sources importantes de financement. Le succès a attiré des candidats jihâdistes de la planète de tous les coins du Globe. La lutte contre ce mouvement est compliquée par les calculs et craintes justifiées de tous : tel pays craint un État kurde, tel autre refuse de faire le boulot pour le compte de Téhéran, tel autre ne veut pas s’engager tant qu’al Assad est au pouvoir, tel autre ne veut pas que le pouvoir de ce dernier soit remis en cause, etc. Je ne peux vous dire ce qu’il adviendra par la suite : je ne connais pas assez la situation sur le terrain. Techniquement, les USA pourraient éradiquer le mouvement en quelques semaines, mais ils ne veulent plus d’aventures extérieures, ils pensent que la Syrie est un problème qui ne les concerne pas et ils craignent de fâcher tout le monde en ménageant les uns et les autres. »

Intégrales Mag :

« En Egypte, l’ancien président Moubarak vient d’être acquitté par un tribunal du Caire qui l’a relaxé de toutes les charges de complicité pour le meurtre de centaines de manifestants en 2011. Le pays est maintenant entre les mains d’un militaire, accusé de museler toute opposition politique. L’Egypte est-elle devenue une dictature voilée ? »

Tewfik Aclimandos :

« Le militaire en question, le président al Sissi, a été élu avec des scores historiques, au terme d’élections libres. Le procès Moubarak était mal parti, l’accusation n’a pu étayer son dossier, suite à un manque de collaboration des accusés, à savoir le ministère de l’intérieur. On sait que les monarchies du Golfe, dont le soutien est crucial, étaient très hostiles au procès et il est possible que le juge en ait tenu compte, d’autant plus que l’acte d’accusation n’était pas convaincant (personnellement, je crois Moubarak cent fois coupable, mais le dossier était vide). Cette affaire et ce verdict, je crois, vont coûter au pouvoir plus cher qu’il ne le pense. Je mesure la colère dans les discussions dans les quartiers populaires. En ce qui concerne la dictature voilée, n’oubliez pas que l’Égypte est confrontée à un péril terroriste sans précédent, suite à la jonction entre frères musulmans et jihadistes. On est réellement dans une situation d’exception. Mais il faut aussi reconnaître que l’actuel président est très enclin à penser que l’actuelle classe politique est puérile et corrompue, que les magnats de l’économie sont des profiteurs sans scrupules, et que seul l’Etat est capable de lutter contre la pauvreté et de faire décoller l’économie. Il a tendance à penser que la vie politique égyptienne est une affaire de garnements ou d’extrémistes. Les défis économiques sont formidables et la tentation de juguler la vie politique est puissante. Pour ce, al Sissi se comporte comme si le salut de l’État exigeait l’enterrement de l’ancien régime, de son personnel, et des jeunes révolutionnaires. Il a tort, mais il a beaucoup beaucoup d’excuses. Son pari peut toutefois réussir, si l’économie redémarre, ce qui semble être le cas. »

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Questions à Aymenn Al-Tamimi, spécialiste des réseaux djihadistes

 

Intégrales Mag :

« Le printemps arabe est-il mort ? »

Aymenn Al-Tamimi, spécialiste des réseaux djihadistes :

« La réponse est oui mais tout dépend évidemment de la façon dont on définit le printemps arabe : si l’on évoque l’activisme démocratique d’une génération nouvelle désireuse d’exploiter les médias sociaux et la technologie internet pour faire valoir ses droits, force est de constater que ces notions-là sont mortes depuis longtemps. Au lieu de cela, nous avons plutôt hérité d’une atmosphère d’hyper-sectarisme qui englobe toute la péninsule arabique et bien au-delà. En Egypte, nous sommes revenus au tout-répressif, bien plus encore que sous l’ère Moubarak, et c’est bien le chaos -un chaos prévisible- qui a englouti la Libye suite au renversement de précédent régime, sans véritable réflexion ni préparation à l’ère post-Kadhafi. Seuls la Tunisie et le Maroc semblent montrer des signes réels de progrès, mais même dans ce cas de figure, on observe des problèmes notables tels que l’exportation du phénomène djihadiste de Tunisiens en route vers la Syrie et l’Irak. Il faut savoir que le nombre de Tunisiens qui ont grossi les rangs de l’Etat islamique est phénoménal. Je ne vois pas d’issue à ces tumultes de l’autoritarisme, au djihadisme, au chaos ou au sectarisme au cours des prochaines décennies, et je crois au contraire que ces difficultés risquent d’être exacerbées par d’autres problématiques plus générales, comme la croissance démographique et le changement climatique. »

Intégrales Mag :

« Comment l’Etat Islamique a-t-il pu émerger, et que peut-il advenir pour la suite à votre avis ? »

Aymenn Al-Tamimi, spécialiste des réseaux djihadistes :

« L’émergence d’EI est un phénomène multi-factoriel. L’atmosphère d’hyper-sectarisme d’abord, alimenté en grande partie par le régime d’Assad et les manœuvres de l’Iran qui a redonné corps aux vélléités sectaristes de la région, tout cela a certainement contribué à son émergence. Mais il y aussi la capacité d’exploiter l’atmosphère de chaos en Syrie créée par la prolifération de groupes rebelles différents et multiples. Il y a aussi l’afflux de main-d’œuvre de combattants au sein de l’organisation de l’Etat Islamique, des combattants débarqués en Syrie via la Turquie essentiellement au cours de l’année 2013- quelque chose sur lequel la Turquie a fermé les yeux en partie parce que le pays estimait que ces combattants étaient utiles pour mettre en difficulté les milices kurdes du PYD, contre lesquels Ankara a toujours voué une haine tenace en raison de ses liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Je crois aussi que l’hypothèse erronée que beaucoup ont échafaudée consistant à dire que l’émergence ou disons l’apparition de Daesh sous sa nouvelle appellation avait pu en quelque sorte sonner le glas de l’existence du groupe, alors qu’en réalité, il fallait plutôt y voir là la consolidation de sa base financière autour de la ville Mossoul qui a offert à l’ancien Etat islamique en Irak et au Levant plus de viabilité sur le long terme, et notamment une capacité à se développer en Syrie. Aucun acteur extérieur ne porte le poids de la responsabilité de l’existence de Daesh, or nous constatons que des théories du complot ont fait leur apparition, laissant entendre que des pays du Golfe ou encore l’Iran auraient secrètement monté cette organisation de toutes pièces. Je pense que Daesh ne disparaitra pas dans les prochaines années, et ce malgré les récents revers subis en Irak. Mon évaluation la plus optimiste est la suivante : si Daesh était l’Allemagne nazie d’aujourd’hui, nous serions alors en 1941. »

Intégrales Mag :

« En Egypte, l’ancien président Moubarak vient d’être acquitté par un tribunal du Caire qui l’a relaxé de toutes les charges de complicité pour le meurtre de centaines de manifestants en 2011. Le pays est maintenant entre les mains d’un militaire, accusé de museler toute opposition politique. L’Egypte est-elle devenue une dictature voilée ? »

Aymenn Al-Tamimi, spécialiste des réseaux djihadistes :

« Le pays est certainement revenu à une forme de dictature, qui a abouti à l’abandon de toutes les charges contre Moubarak. Tous les rêves d’un ordre démocratique qui ont émergé à l’ère post-Moubarak ont été enfouis. Bien que je ne sois pas fan des Frères musulmans, je considère que leurs adversaires auraient dû attendre les élections suivante pour les écarter du pouvoir, mais par les urnes : il est évident que les frères musulmans n’ont pas récolté de bons résultats sur le plan économique et essuyaient une impopularité de plus en plus importante en raison de leur autoritarisme, mais les manifestations monstres de juin 2013 ont en réalité permis à l’armée de surfer sur la vague de mécontentement pour susciter un coup d’État, et réaffirmer ainsi son autorité. Et puis ce coup d’état a même fourni une sorte de légitimité au djihadisme consistant à dire que les ambitions des Frères musulmans étaient incompatibles avec les urnes : les uns promettant un programme islamique qui n’a jamais abouti par le vote, au motif que des forces non-islamistes tenteraient systématiquement de les subvertir. Donc, on peut légitimement dire que le coup d’État en Egypte a contribué au phénomène Daesh. »

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Farouk Atig
Farouk Atig, ancien grand reporter, conférencier et enseignant, dirige Intégrales

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