Pour informer global, il faut éditer local

visuel Printemps des Médias

La première critique autour des médias qui bourgeonnent aura lieu le 27 juin au Numa à Paris. Intégrales Mag est co-organisateur de l’événement qui réunira journalistes, chercheurs, communicants, institutionnels… autour de conférences, d’une table ronde et d’ateliers participatifs.

– ENQUETE SUR LA LOI DU MORT KILOMETRE –


A l’ère du buzz interplanétaire, il est paradoxal de voir que la loi du « mort-kilomètre » détermine encore fréquemment le degré de visibilité d’une information. Et si certains canaux d’information pouvaient changer la donne ?

Dans les écoles de journalisme, on appelle ça cyniquement la « loi du mort-kilomètre ». Plus un événement est distant de nous, moins il éveillera l’attention. Plus les victimes sont éloignées, moins elles susciteront d’empathie. Sans compter qu’une catastrophe éclipse l’autre, et que l’émotion n’a qu’un temps.

Quand le 2 avril, le groupe islamiste somalien Al-Chabab a eu la cruelle ironie de laisser le soin à un ancien enseignant ayant rejoint leur rang d’organiser méthodiquement la fusillade des étudiants chrétiens de l’université de Garissa au Kenya, la plupart des médias du monde ont opposé aux 148 Kenyans assassinés une indifférence assourdissante, bien que l’information a été diffusée en temps quasi réel sur les chaînes télévisées. Des personnes noires de peau qui expriment leur effroi en langue anglaise, est-ce trop loin de « nous » pour communiquer la douleur et l’indignation ? Comme si, à l’ignominie des actes commis par les terroristes, il fallait ajouter la bassesse d’un traitement différencié.

« Moins de 9 morts, au Mexique, on ne couvre pas »


« En réalité, plusieurs lois d’attention et d’empathie s’entrecroisent », veut nuancer Olivier Da Lage, journaliste à RFI, spécialiste des questions internationales.

En janvier 2015, le Centre pour les médias citoyens de Boston avait comptabilisé, dans la presse américaine, 25 mentions du massacre de Baga pour plus d’un millier de sujets consacrés à Charlie Hebdo. Entre les États-Unis, Paris ou le Nigéria, tout n’est pas qu’une question de kilomètres. Si les Américains ont davantage été touchés par les attentats de Paris, c’est parce qu’il y a une beaucoup plus forte identification aux victimes françaises qu’aux villageois nigérians dont le mode de vie parait si étranger. Il est indéniable que les clichés, bien ancrés, sur l’Afrique, ont joué beaucoup. Car c’est l’extraordinaire qui captive l’attention. Quand les violences paraissent récurrentes, voire endémiques, elles n’étonnent plus. « Pour ce qui est du Mexique, moins de 9 morts, on ne couvre pas », nous glisse un autre journaliste de Radio France Internationale.

Se jouer des lois

Sachant l’impact des lois de proximité sur l’attention accordé à une actualité, des journalistes ont trouvé le moyen de faire bouger les lignes de la hiérarchie des informations tout en répondant à ces attitudes de lecture.

« Mashallah News parle de l’Orient à travers le prisme de “l’information désorientée”. Au delà de son design branché et de son style éditorial jeune, le média invite un public urbain européen à s’intéresse au monde arabe, à la Turquie et à l’Iran sous toutes leurs facettes, mais surtout sous celles que les grands médias ne montrent pas. » , relate l‘Atelier des médias de RFI.

« HRDCVR est un magazine papier né à Brooklyn qui s’adresse « au nouveau everybody », au
« nouveau tout le monde ». Il puise beaucoup dans les réseaux sociaux, source de conversation et d’inspiration. Il veut aller en profondeur dans la réalité des quartiers, mais dans une perspective internationale » ; « Il s’agit d’inclure aux actualités des faits qui ont lieu dans des quartiers en déshérence », explique Marie-Catherine Beuth, dans l‘Atelier des Médias de RFI. Là encore, l’accoutrement d’une maquette qui répond aux codes graphiques des hipsters et autres Yuccies sert d’appât.

Toutefois, cette manière de se jouer des lois de proximité rencontre une limite déontologique. Quand Vice News aborde la question des migrants par un reportage en immersion avec les déplacés africains qui campent dans des abris de fortune en ce moment dans le nord de Paris, le témoignage se réalise au prix du pica pour l’underground qui détone avec la condition des déplacés.

Traitement bottom-up de l’information

Davantage qu’une question de forme, ce qui est nouveau dans ces initiatives, c’est qu’elles dénotent un traitement bottom-up, de la base vers le sommet, de l’information.

Ainsi, Mondoblog (en français, 350 bloggeurs depuis 2010), Libyablog (en arabe, depuis 2012) et Arablog (en arabe, depuis 2014), les petits frères de l’Atelier des médias de RFI, permettent de rompre avec cette loi du « mort kilomètre » et de rapprocher les lecteurs du monde entier. Ce sont ceux qui vivent l’information qui jugent de son importance.

En 2014, Philippe Pujol a reçu le prix Albert Londres pour son enquête Quartiers Shit, publiée en dix épisodes dans le journal communiste La Marseillaise pendant l’été 2013. Sans les localiers, l’information n’a simplement plus de source. Et il est intéressant de savoir que Philippe Pujol est à l’origine un blogger, et que son enquête sur les quartiers nord de la cité phocéenne reprend certaines techniques du blogging.

Pour autant, les plate-formes de blogging ne sont pas une salle de rédaction, avertit Ziad Maalouf, journaliste à RFI et porteur des projets Libyablog et Arablog. A partir de ces récits bruts, souvent très personnels, c’est au journaliste de vérifier les faits en recoupant les sources, de solliciter des spécialistes, de convoquer des points de vue divers.

Donner visibilité agissante

Car il revient in fine au média, print ou web, de se faire le médium d’une concrétisation de la réticulation de l’information. En clair, c’est grâce à un média établi comme tel que les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, blogs, …) qui annoncent et relayent ce qui se passe s’actualisent dans des réseaux physiquement inscrits dans les sinuosités des espaces vécus. SANS A_ , par exemple, est un Média associatif, fondé en Mars 2014, qui s’inscrit dans la lutte  contre l’exclusion et plus précisément contre les préjugés entourant les personnes vivants dans la précarité. A travers une démarche d’éditorialisation, l’équipe de rédaction recueille, situe et met en perspective les témoignages de ceux à qui il n’est pas donnée de s’exprimer en société.

Quand aux blogs de RFI, ils sont assortis de formations. En 2014 à Abidjan, des blogueurs, originaires de 26 pays ont été formés pendant dix jours « aux nouvelles techniques journalistiques et aux outils numériques, tout en réfléchissant aux nouveaux enjeux qu’ils représentent », comme l’explique l’Atelier des Médias dans une émission consacrée au Boot Camp ivoirien.

Autant de façons de conférer une « visibilité agisssante » pas seulement aux titres d’actualité, mais aux personnes dont la condition parait éloignée des lecteurs des grands titres de presse européens ou américains.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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