Leïla Alaoui, anthropologue de ce siècle

La photographe franco-marocaine Leïla Alaoui, grièvement blessée dans l’attentat de Ouagadougou, a perdu vie lundi 18 janvier au soir, a annoncé l’agence de presse marocaine MAP. Elle avait développé un travail farouchement indépendant, au carrefour du journalisme, des sciences humaines et de l’art. 

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La jeune femme « est décédée vers 21 h 15 dans une clinique de la capitale Ouagadougou des suites d’un arrêt cardiaque », a indiqué la MAP. Leïla Alaoui avait été blessée par balle vendredi soir dans l’attaque djihadiste de Ouagadougou, qui a fait au moins 30 morts, alors qu’elle se trouvait à la terrasse du café-restaurant Cappuccino. Transportée à l’hôpital, elle avait été opérée durant plusieurs heures. Elle se trouvait au Burkina Faso dans le cadre d’une mission pour l’ONG Amnesty International.

La jeune photographe était reconnue au Maroc, en France, ainsi qu’au Liban, où elle vivait une partie de l’année. Après New York, Dubaï ou encore l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, son travail avait été exposé ces dernières semaines à la Maison européenne de la photographie, à l’occasion d’une Biennale. 1136_10153196643176851_5364526784756765355_n

Farouchement indépendante

Leïla Alaoui s’intéressait avant tout à la façon dont les peuples vivaient et se déplaçaient avec leur histoire. Elle était passionnée par les identités culturelles et la migration, rapporte l’hebdomadaire Jeune Afrique.  Après ses études de photographie à New York, elle était rentrée au Maroc en 2008 pour commencer une série d’expositions engagées, dont la première fut « No pasara », des portraits de Marocains qui rêvent d’un avenir meilleur de l’autre côté de la Méditerranée.

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Ils sont captés seuls, perdus au coin d’une rue, égarés près des ruines d’une maison, d’une décharge publique ou devant des fils de fer barbelé. Leur regard tourné vers l’horizon est-il un espoir sourd ou une illusion latente ? Cette fois, c’est au spectateur d’être perdu. Il ne sait pas s’orienter dans ses visages. Ces corps font mystère. « Elle rendait compte de cette errance identitaire qui poussent les migrants, malgré les épreuves qu’ils traversaient, à se battre pour exister. Elles les rendaient beaux, lumineux, pleins d’espoir », témoigne, dans Jeune Afrique, Mehdi Alioua,  sociologue marocain président du Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et migrants (Gadem).

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« Puisant dans mon propre héritage, j’ai séjourné au sein de diverses communautés et utilisé le filtre de ma position intime de Marocaine de naissance pour révéler la subjectivité des personnes que j’ai photographiées« , éclairait-elle, en anthropologue du XXIè siècle, dans un texte rédigé pour sa dernière exposition, des portraits grandeur nature d’hommes et de femmes en costumes traditionnels posant avec une grande dignité, elle avait effectué un « road trip à travers le Maroc rural » avec un studio mobile.  Elle voulait « contrebalancer le regard condescendant de l’orientaliste en adoptant des techniques de studio analogues à celles de photographes tels que Richard Avedon dans sa série +In the American West+, qui montrent des sujets farouchement autonomes ».

Dans cette même démarche scientifique d’anthropologue, la photographe avait présenté en mai 2014 sur le plateau du magazine Maghreb Orient Express de TV5 Monde un travail débuté 3 ans plus tôt « sur la diversité ethnique et culturelle du Maroc », dont la finalité était d’élaborer un « travail d’archive sur les traditions qui sont en train de se perdre », comme le tatouage des femmes berbères.

Polémique stérile 

La presse française a rendu hommage à la photographe, sans toutefois alimenter la polémique politique qui a pris de l’ampleur au Maroc, et qui a été largement relayée par la presse outre-méditérannée :  sur Facebook, la mère de Leïla, Christine, de nationalité française, avait tenu à faire savoir que sa fille a été « admirablement bien soignée par l’équipe burkinabé de la clinique ». Elle remerciait l’ambassadeur du Maroc « très présent au chevet de sa fille » mais exprimait aussi sa colère à l’encontre du consulat français, qui aurait montré selon elle moins de sollicitude. Ces propos ont rapidement courroucé les réseaux sociaux. Une polémique stérile dans de telles circonstances selon Amnesty International France. Après Fleur Pellerin, François Hollande a verbalement salué la mémoire de cette photographe humaniste, et Mohammed VI a souhaité prendre en charge le transfert de sa dépouille depuis Ouagadougou jusqu’au Maroc, où elle doit être enterrée mercredi 20 janvier.

 

A réécouter : l’entretien accordé par Leila Alaoui à Patrick Simonin dans l’émission « L’Invité de TV5MONDE ».

 

 

 

 

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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