Attentats de Bruxelles : la rumeur, produit journalistique par excellence

Les attentats perpétrés le 22 mars dans Bruxelles, capitale Belge et Européenne, ont mis la presse à l’épreuve anxiogène du direct. Depuis, les médias s’instituent en tribunal de leur propre traitement des événements, augmentant, dans une atmosphère déjà fusillée par l’effroi, l’oppressante impression d’un drame qui n’en finit plus de tourner en boucle. On le voit :  la rumeur est devenue le produit journalistique par excellence.

 

Mardi, deux explosions ont eu lieu à l’aéroport de Zaventem à Bruxelles, occasionnant au moins une trentaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. Quelques minutes plus tard, le réseau de transports souterrains de la capitale belge était à son tour visé. Toute la journée, les médias à l’instar des Décodeurs du Monde ont utilement signalé les hoax et suggéré d’écouter avec précaution les propos d’invités télé couronnés docteurs es djihadisme pour les besoins des antennes. Les médias ont couvert la couverture médiatique des attentats du 22 mars en même temps qu’ils ont couvert l’événement.

Au delà d’un processus d’auto-critique d’ordre déontologique, de nombreux sites de presse ont tenu en temps quasi réel leur procès. En ce sens, la couverture médiatique des attentats de Bruxelles n’est-elle pas en train de donner lieu à un procès où l’accusé et la partie plaignante forment un seul et même individu ?

Assistons-nous à ce qu’on pourrait appeler, par analogie avec la « tragédie » de la culture décrite par le philosophe allemand Georg Simmel, la « tragédie des médias » ? Le fait que les médias prennent eux-mêmes en charge la critique des médias dans un contexte aussi tendu que celui des attentats sature le  « consommateur » de l’info au lieu de l’éclairer, alors que telle est pourtant l’intention de cette critique adressée aux producteurs de contenus d’information. L’effet échappe diamétralement à l’intention.

CUcpJdzXAAATD7KLes médias juges et parties 

En s’accusant mutuellement de stresser les gens par des traitements erronés ou exagérés de la tragédie belge du 22 mars, et en exposant en continu aux lecteurs tous les manquements des médias professionnels, certains organes d’info ont cimenté une circularité du traitement du présent, source d’angoisse nouvelle : désormais, le public désespère d’entendre dans les médias insitués, et non plus seulement au café du commerce ou sur Twitter, qu’il n’existe pas de source d’information suffisamment exacte. Vous avez peur du quotidien ? Les médias augmentent votre peur du fait de leur égarement, c’est eux-mêmes qui le certifient ! Le constat est fantastique. Deuxième chape de plomb : le procès dans les médias du traitement médiatique des attentats donne l’étouffant sentiment d’être retenu dans ces événements comme dans un couloir de métro infesté de souffre. Les médias, multiples et omniprésent, se crispent dans un chiasme tétanisant. Impossible de s’en sortir, impossible d’en sortir.

Il est raisonnable et sain de dénoncer le plus rapidement possible toute image ou pseudo-information qui relèvent du  sensationnel, du conspirationisme ou de la récupération  à des fins idéologiques. Toutefois,  il convient de discriminer  ce qui relève de l’escroquerie intellectuelle et de l’erreur ou encore de la précipitation involontaire et de l’hésitation, défaillances  proprement humaines. Présenter tout type de fail sur le ton même ton sentencieux du procès à coup d’interjections : « hoax », « attention », a quelque-chose d’inquiétant dans la mesure où c’est là s’acharner non sans agressivité au lieu de rectifier sereinement une erreur, phénomène humain.  Lorsqu’un acte inhumain est commis, devrions-nous cesser d’être des humains, avec nos failles, nos émotions  ? De l’humanité, c’est précisément ce dont nous avons tous besoin, nous, journalistes, lecteurs, témoins des tueries.

Et, il faut le dire, le hoax est devenu le produit journalistique par excellence, car dépister les rumeurs, fabrications pseudo-rationnelles et productions de faux permet au journaliste de revêtir la posture du garant de l’information. « Dans le monde concurrentiel entre médias et citoyens, c’est justement le symbole de la force du journaliste« , explique Nicolas Vanderbiest, chercheur sur les crises, les phénomènes d’influence et les réseaux sociaux à l’université de Louvain.

Haro sur les chaînes d’infaux 


Inévitablemement, dans la temporalité du direct, les processus de validation d’informations massivement issues des réseaux sociaux, sont fragilisés. Certains médias, belges ou français, se sont hâtés de diffuser, mardi matin, des images qui provenaient en fait d’une scène d’attentat dans un aéroport de Moscou en 2011, ce que n’a pas manqué de railler la twittosphère. Pour les médias belges, la temporalité du direct est une nouveauté, puisque à la différence de la France, qui compte trois et bientôt quatre chaînes d’infos en continu, la Belgique n’en dispose d’aucune.

Autre fenêtre de tir à boulet rouge sur la couverture des attentats par les chaînes d’infos en continu : la psychologie. Spécialiste du trauma, la docteur en psychologie Marianne Kedia juge que les chaînes de télé devraient cesser d’interroger des victimes, au motif quelles ne sont pas en état de maîtriser leur image et leurs propos. Un point de vue discutable. Et si certaines d’entre-elles avaient justement besoin de s’exprimer à bâtons rompus ?

Silence télé ?

Quant à l’analyse de la situation, on assiste à une “circulation circulaire” de la non-expertise, s’énerve de bon droit David Thomson, qui paraphrase Pierre Bourdieu pour fustiger le nombre croissant d’experts peu compétents en matière de djihadisme et cependant invités par brassées sur les plateaux des grandes chaînes télévisées en France et outre-Quiévrain depuis une semaine. « Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que dans les 24h ou 48h qui suivent un attentat, aucun analyste n’a d’information et n’est en mesure de livrer un commentaire fiable », explique le journaliste à RFI, réalisateur de Tunisie, la tentation du jihad et auteur du livre Les Français jihadistes.

Une source de la RTBF nous confie que les experts se sont succédés toute la semaine « comme de la chair à canon, pour venir combler les blancs pendant vingt minutes« .

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L’hebdomadaire Les Inrocks se demande pour sa part si la formule “Comprendre un fait d’actualité, l’interpréter et le qualifier au moment même où il se déroule”,  attribuée à Thierry Devars, chercheur au Celsa, ne relève pas d’une acrobatique contradiction.

Il paraît indispensable que ceux qui font les médias offrent un pare-feu épistémologique et critique aux lecteurs/téléspectateur/ internautes. Pourtant, « à chaud », les télévisions doivent-elles faire taire tous les quidams et les incompétents, ou bien admettre un moment de flottement dans les témoignages et dans les débats avant que des éléments plus précis et plus fiables des enquêtes en cours confèrent enfin à la parole une tournure plus scientifique ?

Syndrôme de la dame en jaune 

Puis, il y a cette photo du désespoir arraché au vif, dont Laurent Raphaël, le rédacteur en chef de la revue belge Focus Vif, a voulu se faire pardonner dans un éditorial intitulé « Madame à la veste jaune ». Il veut « s’excuser pour le caractère obscène du cliché ». « Je vous demande d’ailleurs pardon deux fois plutôt qu’une », écrit Laurent Raphaël, « de vous avoir surprise dans ce moment d’effroi, et de vous voler une part de vous-même, de votre intimité, que je vais épingler au revers de ma veste, près du coeur, pour me rappeler en permanence combien la vie est belle et fragile. »

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L’importance de photographier, pourtant fondamentale à la constitution du témoignage, est confisquée par la peur du photographe de dépasser les limites de l’éthique. Si certains clichés de personnes en sang relèvent du voyeurisme malsain, « Madame à la veste jaune » montre une personne dont les yeux sont entrain de survivre aux salves morbides des terroristes. C’est une force qui est saisie par le photographe, et non l’image d’une personne dépourvue de sa station droite, de sa dignité.

Voir l’avenir

Hérissés dans leur propre peur, les titres d’information sont-ils passés à côté d’actualités récentes importantes ? Depuis mardi, les médias auraient peut-être bien fait d’ouvrir sur l’avenir, en accordant un traitement à la fois plus approfondi et plus vulgarisateur de la découverte d’ « ET-D5 » par la docteur française Aurélie Juhem. Cette molécule est capable d’arrêter la prolifération d’une tumeur puis de détruire spécifiquement les vaisseaux formés pour l’alimenter.

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Dans cette même zone (l’Europe) où des groupes criminels assassinent des civils, une découverte pourrait sauver des milliers de vies ses prochaines années.

Sans vouloir niaisement rassurer les gens avec une nouvelle plus agréable, la couverture amplifiée sur les chaînes d’info en continu, dans la presse et dans les débats de cet événement scientifique attendu depuis cinquante ans auraient ouvert une perspective d’avenir à des gens accablés par un présent de plus en plus insupportable.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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