Nouveaux médias : les six recettes du succès

SPECIAL PRINTEMPS DES MEDIAS 

L’édition 2015 du Printemps des Médias a vu bourgeonner une pléthore de nouveaux médias  comme Spicee, Les Jours ou encore Sans A.  Journalistes, communicants, chercheurs ont échangé sur les modèles des nouvelles offres dans les médias : modes de financements, originalité éditoriale et questionnements déontologiques.

La deuxième édition de l’événement se tiendra le 12 mai 2016 à Numa Paris. En guise de transition, voyons comment six magazines indépendants ont su attirer en un an des lecteurs de qualité, c’est à dire des lecteurs qui lisent davantage qu’ils ne cliquent. – Quelle est la spécificité de leur modèle économique et de leur ligne éditoriale ? A quoi doivent-ils leur croissance ? Un focus sur six nouvelles offres fait apparaître que l’investigation locale, le slow et l’engagement social sont trois  moteurs de développement efficaces pour des titres de presse lancés ex-nihilo en 2015 au moyen de crowdfunding ou de fonds propres. 

visuel Printemps des Médias

1. Prendre un créneau libre : la presse locale d’investigation 
Soixante Quinze
Soixante-Quinze, un mensuel indépendant de reportages et d’histoires longues sur Paris et sa proche banlieue, est sorti en kiosque le 30 mars à l’issue d’une campagne de financement participatif sur la plateforme KissKissBankBank. Au cours d’une conférence de presse, le 23 mars, David Evin, directeur de la publication et rédacteur en chef de 75, a rendu raison de la ligne éditoriale et du modèle économique du magazine.

Quand l’information locale n’est pas circonscrite au registre des faits divers et des sorties, le citadin en reçoit quelques échos à travers des brochures municipales ou associatives. Alors que la population est sur-informée sur  ce qui se passe dans le monde via internet, l’info locale est restée le parent pauvre des médias.  « Le mensuel curieux de Paris » visait à combler cette lacune. Ce n’est pas dans Le Parisien (PQR), ni dans Paris Magazine (publication municipale) et My Little Paris (site qui répertorie les distractions), que vous trouverez un reportage sur un resto d’autoroute en barrière du Grand- Paris ni une enquête sur un jeune brésilien des favelas qui a quitté le PSG strass-paillettes pour se retrouver sur le banc de touche de la société.

photo Clara Schmelck, Intégrales Mag
photo Clara Schmelck, Intégrales Mag

Le but de Soixante-Quinze est de donner une épaisseur narrative et investigatrice  à l’information à fine échelle , en faisant découvrir des lieux, des projets, des personnalités. « Nous avons pour ambition que tous ceux qui habitent Paris, la traversent, y travaillent, s’y rencontrent, s’approprient Soixante-Quinze. », explique David Even, son rédacteur en chef. Le magazine de 100 pages propose ainsi de longs reportages, des enquêtes, des portraits, des interviews ainsi que des formats courts (chroniques, dessins, fiction) regroupés dans un cahier central nommé « L’Entracte ». Le magazine  revient aussi sur des faits historiques insolites.

Soixante-Quinze est commercialisé en kiosque à 4,90€ dans tous les kiosques de Paris et de la proche banlieue (puis, dans l’ensemble de la métropole du Grand-Paris), ainsi que dans les Relay des aéroports, des gares de Paris, d’Île-de-France et de région. Tiré à 25 000 exemplaires pour son premier numéro et vendu au prix de 4,90 euros, Soixante-Quinze vise une diffusion de 15 000 à 17 000 exemplaires, et 2 000 abonnés d’ici à la fin de l’année. Le rédacteur en chef estime que la publicité, qui sera commercialisée en interne, n’est pas forcément intrusive. Elle peut être lue telle un complément d’information locale, à condition qu’elle vienne d’annonceurs comme des théâtres. L’équipe rédactionnelle détient 65% du capital, dont 51% pour David Evin.

Objectif : générer, d’ici à 2 ans, autour de 20 000 euros de chiffre d’affaires par numéro.

2. Parier sur le slow et gagner des prix
L’imprévu

Sorti à l’été 2015, le pure-player a été crée par quatre journalistes de moins de 30 ans : Claire Berthelemy, Marie Coussin, Pierre Leibovici et Thomas Deszpot. Slow Média, L’Imprévu donne la possibilité au lecteur de choisir le temps que l’on a à accorder à la lecture d’une info.

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Le site d’actualité généralistes propose trois rubriques : “Affaire à suivre”, qui rassemble des enquêtes, “Droit de suite”, qui offre un approfondissement des enquêtes lorsque les affaires couvertes ne sont plus au centre de l’actualité chaude, et “Fil rouge”, conçu comme un axe transversal de réflexion sur l’actualité.

L’imprévu a reçu, mercredi 16 mars 2016, le 1er prix du Prix francophone de l’innovation dans les médias, remis par l’Organisation Internationale de la Francophonie, Reporters sans frontières et RFI. Le 1er prix de 10 000 euros a été décerné à « un site d’information généraliste immersif qui a fait le pari audacieux de proposer une temporalité différente dans le traitement de l’information » , ont fait valoir les membres du jury, parmi lesquels Marie-Christine Saragosse, Présidente-directrice générale de France Médias Monde et Christophe Deloire, Secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF).

3. Être un média social au sens propre du terme 
Sans_A 

A contre-courant de la tradition de média – qui consiste à faire la publicité (positive, négative ou mitigée) de personnes influentes ou qui pourraient le devenir, Sans_A parle et fait parler des anonymes qui ont tout perdu : les SDF, les sans-abris, les réfugies « qu’on croise trop souvent dans la rue en se disant que c’est fini pour eux, comme s’ils n’existaient déjà plus.

« Sans_A raconte leur histoire. Fait tomber pas mal d’idées reçues. Parmi ces gens là, il y en a encore qui ont la rage, il y en a encore qui se battent. Il y a en beaucoup pour qui, un simple geste, un simple coup de main, pourrait peut-être changer leur vie. », explique Martin Besson, son jeune fondateur au journaliste Benoît Raphael. Sans_A, comme “sans abri, sans argent, sans affection, sans avenir…”, “mais avec une histoire”, fait valoir Martin. « Sans_A » serait-il donc ce média qui enrubanne la rue de strass-paillettes, une boîte à fabriquer des histoires qui fleurent bon le béton et la misère, oscillant entre le hard-core et la pitié, pour gagner l’émotion de l’honnête hipster tout en distrayant une poignée de sans-abris ? Pour entrer dans « Sans_A », il faut comprendre ce que le mot « histoire » veut dire.

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A 18 ans, Martin décide de se glisser dans la peau d’un SDF. Pendant toute une journée, il se prive de manger et va mendier dans la rue. De cette expérience, il revient avec une certitude : ces personnes ont besoin de visibilité.

Concrètement, donner visibilité à une personne, c’est tout simplement lui conférer le droit d’avoir une histoire et de la raconter à toute autre personne possible. Pas un passé que seuls pourraient entendre un avocat, un humanitaire ou un psychiatre, mais une histoire, comme n’importe qui raconte avec effroi ou plaisir des instants de sa vie. Philosophiquement, cela change tout. On dit d’un errant qu’il a un passé, comme si sa vie était non seulement un échec irréversible, mais surtout une expérience nulle au point de vue intersubjectif. Inénarrable. Avoir une histoire, c’est avoir traversé des péripéties, plus ou moins heureuses, plus ou moins honorables, et pouvoir, en les partageant, s’en distancer par le rire, la réflexion, l’imagination, mais aussi disposer d’aide.

Dans les cartons : un partenariat avec la RATP.

4. Phosphorer pour les pros …avec fun ! 
Efeuillage 

« La Revue qui met les médias à nu » risquait de se retrouver à poil. Effeuillage, la publication bi-média du Celsa consacrée à l’analyse du monde des médias et distribuée à 1500 exemplaires dans les grandes bibliothèques parisiennes vient de clôturer avec 111° de l’objectif affiché obtenu une campagne de renflouement participatif sur KissKissBankBank. 

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La particularité de cette revue universitaire d’analyse des nouveaux usages médiatiques est qu’elle implique étudiants en journalisme, enseignants-chercheurs et intervenants sur le modèle d’une entreprise de presse : chaque année depuis 2011, les 25 étudiants du Master professionnel Médias et Management du CELSA – Paris-Sorbonne pilotent de A à Z leur propre micro start-up de médias.

Le mode de parution bi-média permet au titre made in Celsa d’être à cheval entre le site de niche et la revue universitaire classique. Le site internet d’Effeuillage, lu par les professionnels du secteur des médias et de la communication, fonctionne comme un pure-player d’information de la presse professionnelle. Il est alimenté chaque semaine d’articles, de vidéos, de dossiers, de contenus interactifs et d’interviews de personnalités issues du monde des médias, de la communication et de la culture. La revue papier annuelle, qui propose des dossiers de fond, suit quant à elle un rythme plus lent, qui correspond à celui des publications universitaires. Elle est consultable en ligne dans le format PDF.

« Plus qu’une revue, elle est une vitrine de premier choix pour le rayonnement et la réputation du Celsa, de ses étudiants comme de ses professeurs et de ses intervenants. », expliquent des étudiants de l’école de communication rattachée à l’université Paris IV. La revue, présente dans les grandes bibliothèques universitaires de la capitale, n’est pas commercialisée, ne commercialise pas d’espaces publicitaires ni en ligne ni en print, et vit donc de donations. Parmi les partenaires : le papetier Papyrus, qui a offert un papier de création pour imprimer la revue en 2013, 2014 et 2015, le site du CSA qui fait d’Effeuillage un média de référence, ou encore le festival de courts métrages Le jour le plus court.

Le dossier du numéro 5 de la revue s’insère dans un projet plus large : relayer les travaux de la chaire du CELSA, constituée récemment en Observatoire des transformations médiatiques.

5. Faire du journalisme sériel une obsession 
Les Jours 

En ligne jeudi 11 février, au terme d’un an de travail. Porté par neuf anciens journalistes de Libération, ce site d’information payant veut renouveler la narration journalistique avec des « obsessions », des épisodes qui approfondissent l’actualité.

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Le site d’informations généralistes, conçu par d’anciens journalistes de Libération, est indépendant et sans publicité : le média compte sur les abonnements pour se financer. La souscription coûte 9 euros par mois ou 90 euros par an. Les Jours revendique déjà 1 400 pré-abonnés. Il leur en faudra atteindre 25 000 pour assurer l’équilibre financier du média.

En attendant, le site Les Jours a indiqué vouloir ouvrir son capital à ses futurs lecteurs, avec une campagne d’equity crowdfunding via la plateforme Anaxago. L’objectif est de récolter 700 000 euros en trois mois, avec un ticket d’entrée pour devenir actionnaire fixé à 2 000 euros. Le site avait déjà levé 80 000 euros il y a quelques mois via la plateforme de financement participatif Kiss Kiss Bank Bank.

Sur le plan éditorial, le site est bâti à partir d’ »obsessions », des articles conçus sous l’aspect d’épisodes à suivre au jour le jour. « Ce sont des sujets qui façonnent notre ligne éditoriale, notre vision du monde, et qui se cognent à l’actualité. Par exemple, on suit Jean-Jacques Urvoas depuis trois mois (bien avant qu’il soit nommmé garde des Sceaux), mais aussi Barbara Romagnan, l’une des six députés qui ont voté contre l’état d’urgence ; on passe une année entière avec une classe de troisième dans un collège ; on s’intéresse aux djihadistes de retour de Syrie, à la Turquie ou au streaming. », détaillent les Garriberts à Télérama.

L’originalité du site réside dans le fait qu’il est construit sur des modèles qui ne sont pas ceux de la presse mais ceux de l’audiovisuel : sur Les Jours, les nouveaux lecteurs sont amenés à retrouver d’anciens épisodes, comme sur Netflix, à s’abonner, comme sur Deezer.

headerPar exemple, avec « Les revenants », Les Jours publie le reportage de David Thomson sous la forme d’un dialogue en 5 épisodes. On suit comme un feuilleton l’histoire de Bilel, jihadiste de 27 ans, qui négocie son retour en France avec le consulat d’Istanbul après un an de djihad en Syrie.

De nouvelles fonctionnalités devraient enrichir le site dans les prochains mois, comme un système de commentaires contextualisés et un live sur la vie de la rédaction.

6. Devenir  le Vice français avec la vertu …et le contenu 
Spicee 

Six mois après son lancement sur Internet, la plateforme de reportages vidéo payante a annoncé le lancement de sa version anglaise, des sous-titrages anglais, espagnols et arabes. Spicee compte déjà 5.000 abonnés en France.

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La clef du succès : des contenus frais, de qualité quasi-constante, et qui attirent tout le monde, par delà les hashtags à la mode, les cibles générationnelles et CSP et autres recommandations algorithmiques.  Le fait que Spicee soit aussi une société de production associée à l’agence de presse Babel, qui compte 5 bureaux dans le monde et 80 journalistes, permet de diversifier les sujets. La société procède d’ailleurs aussi à de la syndication de contenus, en revendant certains des reportages qu’elle a achetés ou produits à des chaînes de télévision. C’est le cas avec « Les escadrons du Djihad« , un reportage de 57 minutes co-produit par Intégrales et Spicee, et qui contracte une semaine passée par nos reporters sur le front parmi les brigades djihadistes les plus radicales.

De surcroît, Spicee, média digital native, a su d’emblée s’adapter aux usages. Les contenus étant destinés à être visionnés sur un smartphone ou une tablette – et non un téléviseur, les concepteurs du site ont eu l’idée de donner la possibilité aux visiteurs de trouver un sujet selon le temps qu’ils disposent : cinq minutes dans le métro ; quinze minutes lors d’une pause déjeuner ; trente minutes ou plus le soir avant le coucher. Une liturgie d’une efficacité redoutable.

Alexandre Michelin, nommé le 14 décembre directeur général du pure player français  a confiance dans le modèle économique actuel de Spicee : « La qualité et le premium, ça marche : les gens acceptent de payer pour accéder aux contenus », nous assure t-il. Le service est proposé sur abonnement pour 9,90 euros par mois ou à l’acte pour 2,50 euros. Selon Alexandre Michelin, la taille critique en nombre d’abonnés se situe ce cap au-delà des 25.000 abonnés.

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Nouveaux médias, nouveaux modèles

La première édition du Printemps des médias, co-organisé par NUMA Paris le 27 juin 2015, a rassemblé en juin dernier des journalistes, des universitaires, des communicants et des institutionnels à l’occasion d’une discussion qui visait à interroger de manière critique les récents modèles éditoriaux, au point de vue de leur pertinence et de leur complémentarité, mais aussi des espoirs et des essais dont ils portent le récit.

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1. Le financement et la monétisation des contenus : Comment mener sa levée de fonds ? Quelles sont les conditions pour avoir la liberté de développer une marque média ?
2. Pour agir global, faut-il éditer local ?
3. La déontologie des nouveaux formats de l’investigation : story telling,gonzo-journalisme : il s’agit d’interroger la valeur éthique des nouveaux formats qui prétendent permettre de raconter avec plus de force les actualités, sur les terrains de guerre notamment ?

photo jm charon 2christian salmon bubu escritor (1).JPGEtienne Candel dans son bureau Photo : CS, Intégrales Mag

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Pour en savoir plus sur les nouveaux médias, écouter et lire en continu  l’Atelier des Médias de RFI.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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