Attentats : la responsabilité des médias du direct

ACTUALISÉ LE 15 JUILLET 2016 

Un attentat au camion-tireur a fait plus de 70 morts et une centaine de blessés hier à Nice, jeudi 14 juillet vers 22h25. Des images du carnage ont été diffusées en direct sur Facebook et sur Twitter, c’est à dire en « native »sur les plateformes, provoquant l’indignation de certains utilisateurs de ces réseaux. France Télévisions a choqué en interrogeant un homme à côté du cadavre de sa compagne. En situation de terreur, quelle est la responsabilité des médias du direct – réseaux sociaux et chaînes de télévision ? 

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A quoi bon ces vidéos natives du massacre sur les réseaux sociaux ? Pourquoi France Télévisions a t-il cru utile d’interroger un homme pleurant sa compagne ?

Damien Allemand, journaliste de « Nice Matin », a très tôt posté un témoignage sur le site Médium. L’écrit est suffisamment éclairant pour que l’on soit informé de la situation de terreur vécue par les gens qui fêtaient le 14 juillet sur la promenade des Anglais.

« Dès la fin du show, on s’est tous levé, en même temps. Direction les escaliers, tous esquichés comme des sardines. Je zigzaguais entre les gens pour rejoindre mon scooter, garé à deux pas. Au loin, un bruit. Des cris. Ma première pensée: un malin a voulu faire son petit feu d’artifice de son côté et ne l’a pas maîtrisé… Mais non. Une fraction de seconde plus tard, un énorme camion blanc filait à une allure folle sur les gens donnant des coups de volant pour faucher un maximum de personnes. Ce camion de la mort est passé à quelques mètres de moi et je n’ai pas réalisé. J’ai vu des corps volaient comme des quilles de bowling sur son passage. Entendu des bruits, des hurlements que je n’oublierai jamais. J’étais tétanisé. Je n’ai pas bougé. J’ai suivi ce corbillard des yeux. Autour de moi, c’était la panique. Les gens couraient, criaient, pleuraient. Alors, j’ai réalisé. Et j’ai couru avec eux. »

Jurisprudence

Autre pays, autre situation de terreur. Quand un jeune homme noir,  Philando Castile a été abattu coup sur coup par des agents de police, mercredi 6 juillet à Minneapolis (Minnesota), une vidéo joue un rôle important :  l’agonie de Philando Castile étant filmée et diffusée sur Facebook Live par sa compagne, Diamond Reynolds, à Minneapolis. Sur les images filmées par elle, on y voit le tee-shirt blanc ensanglanté de Philando, alors assis sur le siège conducteur d’une voiture tandis qu’un policier le tient en joue.

Aux USA, berceau du néolibéralisme, des questions d’un ordre nouveau sont alors apparues : Facebook a t-il la même responsabilité qu’un éditeur dans le choix de publier ou non des contenus sur sa plateforme ? Comment fixer les limites des contenus dont la violence justifie la censure ? Faut-il souhaiter une autorité régulatrice des réseaux sociaux ?

L’Etat major de Facebook n’avait pas prévu d’avoir à porter cette responsabilité, c’est à dire de devoir juger si oui ou non il faut diffuser tel ou tel contenu. En décembre 2015, Facebook a étendu la fonction Live a la totalité de ses utilisateurs. Facebook Live avait d’abord été testé pendant 6 mois auprès d’utilisateurs identifiés comme des « VIPs ». On peut en déduire que Facebook avait pensé que Live allait servir à faire partager sur le réseau des moments de divertissement, des légèretés et non pas des témoignages directs de scènes de violences. Des scènes qui peuvent être vues par 1,5 milliard d’utilisateurs dans le monde. Sur la page personnelle de Diamond Reynolds, la vidéo d’une durée de 10 minutes a été vue près de 7 millions de fois. Pour leur part, de nombreux médias français comme Le Monde ou Le Figaro, ont choisi de flouter les images ; de ne pas donner à voir cette réalité dans la brutalité de son surgissement pour placer le lecteur dans le temps de l’analyse et pas dans le temps de la stupeur.

UnknownFacebook, par la voix de son patron, Mark Zuckerberg, s’est exprimé sur la jurisprudence à retenir au sujet du maintien ou non de cette vidéo sur la plateforme : au lendemain de la mort de l’Américain Philando Castile, homme dont l’agonie a été diffusée en direct sur Facebook par sa compagne Diamond Reynolds, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a pris position officiellement sur le réseau social et a expliqué son choix de ne pas revenir sur la démarche de Diamond Reynols : il a justifié le fait de garder la séquence en ligne, à la portée de tous, en vertu de sa valeur de témoignage. – (la vidéo est accompagnée d’un message d’avertissement.).

Facebook censure certaines images choquantes mais estime que certaines violences ne doivent pas être cachées. La prise de position de Zuckerberg consiste à dire que toute image violente (effusion de sang, humiliations, déversement d’injures), quand bien-même elle aurait un semblable impact visuel  n’a pas la même valeur, et ne mérite pas d’être sous le coup d’une décision de censure.

Il semble donc – et c’est ce qui est assez intéressant – que Facebook considère l’intention de la personne qui poste cette image pour diffusion sur le réseau : est-ce que c’est à des fins de propagande, est-ce par par inclination à une forme de sensationnalisme destructeur, ou pour témoigner, pour apporter des preuves en vue d’une enquête à venir ? Une image de la violence et une image d’appel à la violence ou d’apologie de la violence n’ont pas la même valeur .

13731456_725763430860541_7947998035739952434_nPour une autorité régulatrice des réseaux sociaux ?

Les drames en direct se sont multipliés, qu’il s’agisse de Facebook ou de Twitter avec Periscope (son application de diffusion en direct). En mai dernier, une jeune femme de 19 ans, désespérée, a mis en scène sont acte de suicide, en se filmant en train de se jeter sous un train RER. Au mois de juin, l’auteur du meurtre des deux policiers à Magnanville a diffusé en direct ses actes sur Facebook Live. Ce qui est très inquiétant, c’est quand Facebook Live ou Periscope sont utilisés à des fins d’exhibition ou de voyeurisme morbides, ou bien de propagande criminelle. Quand on pense aux vidéos de suicide en direct ou celle du terroriste a Maganville, on peut craindre une surenchère dans le domaine de la violence, une surenchère finalement permise techniquement par Facebook.

FacebookSi les chaînes de télévision françaises sont tenues de respecter les recommandations du CSA, Facebook ou Twitter se sont certes dotés de règles d’utilisation, mais ne dépendent d’aucune autorité dans ce domaine.

En faisant la publicité du crime, qui génère du traffic sur les plateformes, les médias sociaux à l’instar de Facebook mais aussi de Periscope, contre leur gré, popularisent et encouragent à l’exhibition de diverses formes de destructivité (la destruction de soi, la dégradation de biens, la violence envers autrui).

Facebook assure supprimer tout discours incitant à la haine, « ce qui comprend tout contenu qui attaque directement des personnes en raison de leur race, leur ethnicité, leur origine nationale, leur religion, leur orientation sexuelle, leur sexe ou leur identité sexuelle, leur infirmité ou leur état de santé. » Mais, les algorithmes de censure sont plus parfois assidus pour censurer la nudité que les propos racistes et les appels à la haine. C’est pourquoi, on est tenté de désirer la mise en place d’une sorte de CSA international, à échelle des réseaux sociaux.

Si aucun Conseil Supérieur des Réseaux Sociaux n’est mis en place, à échelle des Etats (ou de l’Europe), il y a un risque qu’un nombre croissant de violences soient exhibées, -sans que les personnes qui les regardent aient toutes les moyens de les lire avec du recul, parce que toutes n’auront pas accès aux journaux qui se donnent pour rôle de restituer et rendre raison des séquences filmées. Tout laisser passer est sources d’inégalité, donc.Unknown-2

Mais, si c’est un jour le cas, ces deux grands réseaux sociaux risqueraient de voir leur audience migrer vers Snapchat et Youtube pour échapper aux règles, voire sur des réseaux officieux. Il faut sans doute réglementer avec plus de pertinence, et de manière plus souple que ne le fait le CSA, car il ne faut pas que Facebook devienne un nouveau TF1. Les Live des réseaux sociaux n’ont pas qu’un côté morbide et mortifère. Il faut que les médias sociaux restent libres et puissent court-circuiter les chaînes d’info; comme cela a été le cas à Nuit Debout, Rémy Buisine, a pu rassembler  80 000 personnes en simultané, car les débats ont été filmés en direct sur Périscope.

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En fait, l’utilisation des réseaux sociaux obéit à une logique de responsabilité individuelle : chacun qui publie des contenus sur Facebook agit selon sa conscience. On ne pourrait donc complètement assimiler Facebook Live, Snapchat ou Périscope à des médias audiovisuels. Leur principe d’utilisation ne correspond pas avec les exigences et les mêmes visées qu’une rédaction qui produit de l’information. Quant à la vérification et à la protection des sources, c’est aux journalistes professionnels de l’assumer, de se poser en repère face aux flux d’informations qui circule en continu sur et via ces réseaux. Signe qu’on a plus que jamais besoin de journalistes et de rédactions pour que les réseaux sociaux puissent être des lieux de libre expression individuelle qui soient les creusets d’une analyse du monde et pas simplement un chaos échappant à tout regard critique.

Toutefois, on est en droit de s’étonner que Facebook France ait attendu les attentats de Nice pour supprimer la page principale francophone de l’EI (Daech), qui comptait 11300 abonnées et diffusait des contenus de propagande depuis novembre 2015.

On peut s’étonner encore que des Français se soient autorisés à publier le 14 juillet dès 22h30 sur Facebook Live et sur Périscope des images des victimes de l’attaque à Nice (dont des plans fixes sur les visages), alors qu’ils sont  soumis aux lois de la République Française, qui stipule que la publication d’une photo d’une victime d’un crime est passible de 15 000 euros d’amende. (article 35 quater, Loi sur la presse). L’usage des réseaux sociaux permet-il d’agir en passant outre les lois de son pays ?

Excuses de France Télévisions

Mais, les chaînes de télévisions offrent-elles toujours la distance critique que l’on exige d’elles ?Au lendemain du massacre de Nice, ce n’est pas BFMTV ou iTélé, des chaînes d’info en continu, qui sont visées pour leur précipitation, mais France 2, une chaîne publique, qui n’a pas hésité, hier soir, à interroger des témoins en sang, agenouillés, éplorés, épuisés. De quoi régaler la logique mortifère des fanatiques fondamentalistes qui multiplient les actes de terrorisme partout dans le monde.

 

Au delà d’une question de pudeur, cette interview «sur le vif» pose un problème pragmatique pour  les journalistes, qui n’a pas le temps de vérifier la véracité du propos tenu par l’homme interrogé, dont l’identité n’est même pas vérifiée. 

Cet afflux d’images n’était pas nécessaire pour informer les Français de ce qui se passait, car une simple description sur le mode du récit aurait, dans un premier temps, suffi à rendre compte de l’événement. La chaîne aurait donc pu différer les témoignages au lieu de filmer au coeur du carnage, cela sans pour autant cacher aux téléspectateurs la réalité.

Dans la journée, France Télévisions a présenté ses excuses via un communiqué : « Ces images brutales, qui n’ont pas été vérifiées selon les usages, ont suscité de vives réactions. Une erreur de jugement a été commise en raison de ces circonstances particulières. », reconnait le groupe. Le groupe audiovisuel aurait-il reconnu une faute déontologique si une autorité telle que le CSA n’existait pas ?

A réécouter en replay, Sur le sujet .

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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