ZAD de NDDL : couvrir dans la boue

Le journalisme « embedded » a de beaux jours devant lui en France. De lundi à vendredi, 2500 gendarmes ont été mobilisés pour évacuer la ZAD de Notre Dame-des-Landes. La gendarmerie a autorisé les journalistes venus couvrir les tensions…à les suivre. Incapable de gérer une crise sociale, le gouvernement est-il en train de se couvrir de boue ?

Dans la boue du journalisme embeded

Trois mois après l’abandon du projet d’aéroport sur cette « Zone d’Aménagement Différé » à proximité de Nantes, l’opération brutale des zadistes (habitants de cette zone temporairement en auto-gestion) se déroule sans présence de journaliste souhaitée.

« Les médias sont clairement interdits de filmer les affrontements. Selon Cédric Pietralunga, journaliste au Monde, le ministère de l’intérieur invite les journalistes sur place à « ne pas gêner les manœuvres opérées par la Gendarmerie, à rejoindre un espace presse » et ils doivent se contenter des images officielles fournies « gracieusement » par les forces de l’ordre. Selon Antoine Denéchère, journaliste de France Bleu, « la gendarmerie envoyait par mail les vidéos et photos de l’opération en cours ». Le correspondant de France 2 a déclaré qu’il n’avait jamais vu ça en vingt ans de carte de presse… »,rapporte un communiqué du SNJ-CGT publié le 10 avril sur l’interdiction des journalistes lors de l’intervention policière en cours à Notre Dame-des-Landes.

Le même communiqué informe que : « Selon le porte-parole du ministère de l’Intérieur, qui se félicitait de la conduite des opérations, les affrontements sont pourtant « peu intenses ». Le point presse tenu par les zadistes de NDDL parle lui d’une « émotion vive après cette opération brutale qui met à mal le dialogue qui commençait avec la préfecture, On est extrêmement choqués ».

Le journalisme embarqué (embedded journalism) est une forme de journalisme dans laquelle un reporter est pris en charge par et au sein d’une unité militaire. Cette pratique s’est généralisée depuis la guerre d’Irak en 2003, et c’est d’ailleurs dans ce cadre que le service de presse de l’armée américaine a inventé l’expression.

Il arriverait même que le journaliste soit lui-même en tenue militaire dans une zone de conflit. Selon plusieurs témoignages concordants, certains membres des forces de l’ordre se seraient fait passer pour des journalistes en portant un « brassard presse » réservé aux titulaires d’une carte de presse. Un délit pénal. Dans un communiqué daté du 12 avril, la Commission de Carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) « dénonce le port du brassard « presse » par d’autres que par des journalistes », un « fait » qui « porte atteinte à la profession de journaliste ».

Monopole de la violence

Cette attitude consternante du pouvoir public français vis-à-vis de la presse, empêchée de couvrir les tensions qui se produisent à Notre Dame des Landes, s’explique par la panique du gouvernement devant la situation politique inédite de la ZAD. A défaut de parvenir à des accords avec l’ensemble des zadistes, il envoie « 2500 hommes en armes face à des gens qui vivent au milieu des bergeries & des potagers », comme le formule @Vincent12e sur Twitter.

L’annonce par Matignon, vendredi 9 décembre, du report de l’évacuation de la « zone à défendre » (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, occupée et auto-gérée par des militants écologistes et issus de courants politiques anticapitalistes aux aspirations diverses, n’était qu’une sommation différée des zadistes qui n’auraient pas déposé de projet à la préfecture à quitter les lieux. Au printemps, les forces de l’ordre, symbole de l’autorité étatique, sont intervenues et les cars de CRS sont entrés dans « La Chèvrerie », toponyme d’un des lieux de vie sur la ZAD.

Les gaz lacrympgènes et les grenades d’encerclement ont réduit l’horizon.

images-1Pour l’Etat, la situation est inédite. La difficulté est de trouver un cadre législatif laissant libre un espace de dissidence qui ne soit pas cependant une zone de non-droit de la République. Pour le gouvernement, le calendrier à adopter n’est pas une programmation aisée. L’administration « En Marche » titube et s’enfonce les sabots dans la boue.

Le gouvernement est tiraillé entre les zadistes, qui défendent un projet de vie à dimension humaine sur un espace dont ils sont pas les propriétaires légaux, et les individus qui se posent en garants de la propriété privée et n’acceptent pas, à bon droit, que certains s’arrogent le privilège de déroger aux lois. « Depuis quand existe une loi qui autorise sans titre de propriété de pouvoir s’accaparer des terres agricoles qui ont été bornées délimitées et enregistrées administrativement ? », s’énerve @Pascalpointud sur Twitter, conseiller national du parti « Les Républicains » et Président Départemental du CPNT Chasse Pêche Nature et Traditions.

Depuis dix ans, par delà le concept de propriété privée, les zadistes produisent leur propres logements (fabrication de maisons), leur électricité avec les panneaux solaires et l’éolienne, leur nourriture (élevage, potager, brasserie) ; les zadistes conçoivent des espaces de cuisine et de restauration en commun, ainsi que des espaces d’accueil pour les invités. Les Zadistes ne prétendent ne rien réclamer d’autre que la possibilité d’une terre qu’ils s’engagent à cultiver en collectivité. C’est ainsi qu’ils imaginent leur manière de s’accomplir en tant qu’humains.

Mais comment concilier leur désir avec les lois auxquelles se conforment tous les citoyens (payer l’impôt, déclarer son activité, accepter les règles d’hygiène et de sécurité…) ?

La ZAD est « la chance de réinventer le monde dans lequel on vit », explique à Konbini un homme d’une soixantaine d’années. Un monde invivable pour les oubliés de la « start-up nation ».

Ce « pied à terre pour toutes les luttes » n’est pas un squatt fantasque. La « ZAD » est une entreprise qui correspond à une autre manière, pas moins valable, moins ortho-normée, plus sensible et plus solidaire, d’être « force de proposition », de former des « task forces », d' »incuber » des « start-ups », de créer une « économie du partage » et des « réseaux sociaux » qui sont des « réseaux spatiaux ».

Dans sa Lettre à ceux qui ne s’intéressent pas à Notre Dame des Landes, Olivier Abel, philosophe et membre de la revue « Esprit », se demande :  » Mais, depuis lundi matin et l’arrivée de bulldozers, je me demande: pensons-nous, sentons-nous ce que nous faisons, en laissant détruire trop précipitamment et indistinctement ce qui faisait le cœur battant de la ZAD ? ». Il établit un rapprochement entre l’expérimentation de la friche agricole et le modèle économique de l’unité monacale, modèle qui a traversé l’Histoire de la France. Les monastères étaient des écosystèmes autonomes, indépendants, qui ont inventé des modèles économiques et culturels originaux. Dans les monastères, travail artisanal, étude et temps dévolus à la spiritualité (chants, prières, art…) n’étaient pas pensés en silo. Des personnalités différentes, qui n’auraient pas supporté une autre forme de vie sociale, pouvaient s’y épanouir. Ces sociétés, protégées des pressions politiques par l’Eglise, se sont développées en marge du courant global.

« C’est pas tant les cabanes que cherche à détruire l’état à la #ZAD de #NDDL (et partout ailleurs). C’est la solidarité et l’entraide, c’est la recherche de l’autonomie, c’est la puissance du collectif, c’est la résistance face au désastre en cours. », tweete @morka99, faisant référence probablement au désastre écologique auquel aurait contribué l’occupation de la lande par un aéroport.

Or, la société a besoin de personnes qui créent des modèles de vie en commun en marge de l’agitation globale. Cette retraite n’a rien d’une paresse dilettante.L’expérimentation de formes de vie autres rend possible une réflexion collective sur le temps présent. Elle sert de garde-fou social.

« La rationalité se trouve du côté de la remise en question du pouvoir et des experts », analyse la philosophe Isabelle Stengers dans une réflexion sur la Zad de Notre Dame des Landes parue dans Regards en janvier 2018.

Par exemple, la ZAD est un exemple de modèle d’habitation en commun qui offre une solution humaine à des citoyens qui n’ont pas les ressources financières pour habiter ailleurs que dans ce que les pouvoirs publics ont jusqu’à présent prévus pour « eux » : des lotissements ou des HLM péri-urbains où l’on meurt d’ennui. Des champs de béton encerclés d’hypermarchés et de rocades auto-routières peu favorables au désir de vivre, d’entreprendre, de servir l’intérêt général. La solution la plus raisonnable n’est-elle pas à trouver en regardant attentivement du côté de la lande à défendre ?

Une société qui forcerait tout le monde à se mettre en ordre de marche sans accepter que certains prennent des chemins de traverse ne serait pas celle du progrès, mais de l’exclusion. Il est infondé de prétendre à la « nouveauté » en envoyant la gendarmerie détruire toute initiative sociale qui engage une remise en question de la société française toute entière.

La confrontation armée était la pire des options. Sur la ZAD de Notre Dame des Landes, les événements se sont durcis au cours de la semaine. Des groupuscules armés se sont introduits dans la zone pacifique. « Il y avait une réelle volonté de blesser, voire pire » a souligné la colonel Karine Lejeune sur Europe1 le 13 avril.

« Et puis mercredi est arrivé, avec un mélange de tout ce que les Zadistes peuvent compter comme individus. Deux groupes en gros. Celui des vieux militants écologistes, avec beaucoup de retraités, des pacifistes, qui ont organisé une sorte de pique-nique. Et puis les durs de durs, beaucoup plus jeunes, entraînés, préparés à l’affrontement, armés et équipés pour la baston, avec l’envie d’en découdre. », témoigne le photo-journaliste Loïc Venance (AFP), dans un texte intitulé « Une violence pas si symbolique », en écho à la grenade assourdissante qui l’a atteint au point de pénétrer sa peau.

« La paix n’est possible que comme création. Elle n’exclut pas, mais exige au contraire d’affirmer les divergences, les différences, car c’est la seule manière d’explorer les possibilités d’articulation que j’aimerais appeler « diplomatiques », écrivait Isabelle Stengers dans Regards. Le « monopole de la violence légitime » qui serait détenu par l’Etat n’a aucun sens.

Le gouvernement aime les journalistes quand ils diffusent et re-diffusent à la télévision la sage petite école du tranquille petit village normand depuis lequel Macron s’est adressé aux Français ; il les apprécie moins quand ces derniers s’aventurent dans la lande des luttes. Pourtant, la France rurale, c’est aussi la ZAD.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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