Les selfies envahissent les bureaux de vote
Alors que l’AFP est tenue de respecter l’embargo de 20h avant d’égrainer sur la carte de l’hexagone les résultats du premier tour des élections municipales 2014, la presse patiente en dissertant sur les raisons de l’abstention. Jusqu’à présent, les déçus de la politique hésitaient à se déplacer. Aujourd’hui, ils ont trouvé une motivation pour se rendre aux urnes : le voting-booth selfie. Doit-on s’en réjouir ?
C’est donc à Tulle qu’Hollande a voté ce matin
Jusqu’aux dernières élections en France (les législatives de 2012), on avait droit toute la journée sur les écrans de télévision au tour de France des élus-électeurs. La ronde des fiefs, traditionnellement illustrée en direct par une petite déclaration de l’intéressé(e), et narrée solennellement en alexandrins – » C’est donc à Tulle qu’ Hollande a voté ce matin ».

Mais, la mode du « selfie », cet auto-portrait pris au moyen d’un smartphone, est passée par-là. Dorénavant, le vote de tout-un chacun est porté à événement pour tous.
Le 19 mars dernier, lors des élections municipales aux Pays-Bas, le ministère de l’Intérieur a été amené à délibérer au sujet des selfies dans l’isoloir, pour les autoriser officiellement. En France, la question n’ayant pas encore été tranchée, les selfies restent tacitement tolérés.
Différentes variantes défilent sur Twitter et Instagram depuis l’ouverture des bureaux de votes, à 8 heures : moi brandissant mon arme fatale du jour, ma carte d’électeur ; moi devant le bureau de vote, qu’abrite un superbe bâtiment en pierre de taille, moi dans l’isoloir, drapé dans ma parure de citoyen modèle.
Avec tous ces tweets de selfies dans les isoloirs, on pourrait faire une estimation du nombre de votants à dix-sept heures.
Le selfie de l’isoloir, degré zéro de l’engagement citoyen ?
A l’instar des livres pour enfants, où le personnage principal est souvent simplifié des traits d’un animal, le « selfie » est un portrait en gros plan qui explicite ce que le héros fait. Tchoupi arrose les plantes, Petit Ours Brun prend son goûter, et moi, qui suis le héros du livre de ma vie, moi, je vais voter.
Les candidats ne sont pas reluisants ? Ils sont vieux et moches ? Tous pourris ? Heureusement qu’il y a moi, électeur éclectique, électrice électrique, assurément bien plus dynamique et agréable à regarder.
Le « selfie de l’isoloir », ce geste hyper-égo centrique, constitue un paradoxe : par principe, le vote marque un effort pour aller du moi au nous, de l’individu à la communauté, soit du privé au public. La cité n’est pas le foyer, ni même l’association d’adhérents.
Cette esthétisation personnalisée de l’endroit où s’accomplit le choix (l’isoloir), fait perdre toute sa charge symbolique au lieu de vote, alors réduit à un espace privé dont on partage les particularités sur les réseaux sociaux.

En ce sens, le « selfie de l’isoloir » manifeste une perte de la notion du politique de la part des citoyens, quand bien-même ils accomplissement effectivement leur devoir d’électeur et qu’ils enjoignent les autres à les suivre.
Pourtant, les politiques seraient bien inspirés d’y lire l’impératif de donner davantage de visibilité à des citoyens qui, lassés d’être peu entendus, comptent bien se déplacer pour être mieux vus.


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