Montrer la mort ? Peut-on tout diffuser sans conséquence, quand bien même l’intention est d’informer du réel dans son actualité ? Les exactions commises en Irak par l’EI et leurs médiatisation en image, notamment sur les réseaux sociaux, relance un débat déontologique.
Irak, août 2014
Irak, 17 août 2014. Sur le versant ouest de la route de Mossoul. Un officier Peshmerga ouvre la porte d’une maison. Il y a des corps d’hommes posés au sol, mutilés de marques. Ils sont nus, en sang. Des crucifix pendent à des cous. Ce sont les Islamistes de l’EI qui auraient capturé des chrétiens quelques jours auparavant, et les auraient irconcis de force, puis laissés pour morts. Criblés de leurs multiples croix.
Ce cliché, pris à l’aide d’un téléphone portable, a été présenté à un journaliste (Farouk Atig) par un combattant Peshmerga qui prétend l’avoir prise lui-même. Mais elle tourne visiblement depuis plusieurs jours sur la toile irakienne. Mise en scène artificielle ou réalité ? Faute de preuves, le doute hante. L’image choque encore. Très vite, ce sont des questions d’ordre éthique qui viennent à l’esprit.
Et si le journaliste avait vu de ses propres yeux ce que la photo tient pour réel, eut-il fallu qu’il s’abstint de photographier la pièce et de publier le cliché assorti d’une légende, afin d’éviter d’exciter l’opinion ? Eut-il fallu, au contraire, pour soulever l’indignation, qu’il cherchât à donner à cette scène une dimension esthétique qu’elle n’avait pas au moment de son actualité ?
Le photographe de guerre doit-il tout montrer ou se résoudre à faire un choix de séquences présentables, au nom de règles de bienséance ? Les violences en Irak relancent un grand débat déontologique.

Paradoxalement, n’est-ce pas en cherchant à cacher la violence d’un événement, cela en montrant inévitablement qu’on ne la montre pas, qu’on n’en vient à en faire l’objet exclusif de la photo, pour n’exposer plus qu’elle ? La torture et la mort d’un humain sont absurdes, et il est peut-être encore plus absurde de chercher à se les approprier et à les valoriser en les retravaillant.
Dissimuler, arranger, ordonner, revient toujours donner à voir une métaphore de la réalité, et non la réalité elle-même. N’est-ce pas là confondre un événement avec une scène de théâtre ? Pudeur feinte, finalement, d’un photographe qui spécule sur l’oeil de son lecteur à venir au lieu de se soucier de son sujet.
Surtout, les photographies ne sont pas des signes d’hypothétiques choses dont la distance par rapport à leur expression rendrait problématique leur représentation. En clair, la photographie de presse n’a pas de valeur métaphorique. Elle ne veut pas transporter hors d’elle-même, mais veut au contraire faire venir son lecteur sur place. Le faire voir.
Du point de vue de lecteur, il y a des images dont nous devons nous tenir informés, quand bien même elles sont insoutenables, et cela sans chercher dans la réalité du fait qu’elles expriment le reflet de notre regard sur elles.
En même temps, la question du respect de l’intégrité des personnes photographiées, même hors d’état de vie, reste intacte.
Vers un nouveau réalisme dans la photographie de presse ?
Il est discutable, aussi, que l’intention de dévoiler la réalité dans la simplicité de sa manifestation soit pleinement neutre, et libère le photographe de presse de toute interrogation sur les conséquences de l’image dont il est l’auteur.
Dans un article publié le 17 août 2014, le New York Times soulignait que les récentes émeutes de Ferguson avaient consacré Twitter comme outil de diffusion d’un photo-journalisme empreint d’un nouveau réalisme, à mi-chemin entre le cliché sensationnel et la prise de vue hyper-réaliste. Dans la plupart des photographies de l’émeute, scellées du mot-dièse #ferguson, force est d’observer que le fait photographié est inclus à un discours, au point de ne plus sembler subsister en dehors de lui. Pour quelle lecture par les Twittos peu informés du déroulement de la commotion urbaine qui secoue cette petite ville du Missouri ?

Pour le journaliste Bertrand Tillier « Froide et crue, brutale et frontale, la photographie de guerre fonctionne et circule comme un fragment dont les effets peuvent se révéler dévastateurs sur les opinions publiques. ». ( (Beaux-Arts Magazine, dossier spécial « Art & Censure », 2009 ; propos cité par Margaux Duquesne dans « Pudeur et autocensure, peut-on tout photographier ? », in Rencontre photographique, octobre 2013, http://rencontrephotographique.com/2013/10/30/pudeur-et-autocensure-peut-on-tout-photographier/ ).
A travers le champ lexical de la lumière, Tillier charge toute image photographique , quand bien même une photo se voudrait réaliste, d’un pouvoir esthétique propre à fabriquer un événement médiatique. La prise de vue conditionnerait, du moins orienterait les représentations, et par voie de conséquence, interfèrerait inéluctablement dans l’interprétation des faits par le lecteur de la photographie. On peut penser à la photographie de propagande, ou tout simplement à la tentation d’un photo-journaliste de conférer à un cliché l’expression d’une beauté, par souci de donner vigueur au fait qu’il dont il veut montrer l’importance.
Mais, cette « froideur » et cette « brutalité », n’est-ce pas parfois le lecteur qui la plaque sur le cliché de guerre ou d’émeute, contre le gré du photographe ?
La célèbre « Piétà du Kosovo », parue dans l’Express et le Figaro Magazine en janvier 1990, prise par Georges Mérillon (Agence Gamma), paraît installer le lecteur dans un rapport esthétique à la souffrance mortuaire : au premier plan le mort ; des « pleureuses » encadrent la mère qui hurle sa douleur et couchent leurs yeux sur le corps immobile du défunt. Une jeune fille sur la gauche semble regarder le photographe. Derrière ces visages réels, le président Mitterrand, séduit par le cliché, lira les traits de Mantega, les lumières de Rembrandt et les agencements du Caravage. La question des minorités en Europe est reléguée au second plan, cela contre la volonté de Georges Mérillon, qui souhaitait seulement la légende « « Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani tué lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo, Nagafc, 29 janvier 1990 ».
Si l’événement dont témoigne l’image s’est trouvé enveloppé d’une aura abstraite, c’est que le lecteur a préféré retrouver dans une image des choses qui ne lui appartiennent pas particulièrement. Questionner abstraitement la réalité à l’aide de clefs de lectures est beaucoup moins difficile que de déterminer ce que signifie le fait qu’une certaine chose est une réalité.
Quand la réalité d’un événement est violente, nous sommes tentés de la charger de ce qu’elle n’est pas (des références tierces), et le format de l’image, parce-qu’il nous semble davantage artistique que le verbe, paraît nous en donner le loisir. Au prix de faire violence au fait dont la photographie témoigne, en l’occultant.
Cet insoutenable mouvement vers l’immobile
En fait, une image de presse n’est pas froide, ni crue. Elle n’est pas brutale non plus, parce qu’elle est adjointe d’un récit rationnel datée (la légende, le commentaire, l’article), qui inscrit les faits dans le cours de l’histoire.
Le photographe de guerre, à la grande différence du réalisateur de fiction d’épouvante, n’injecte pas de la violence à un spectateur, mais accompagne un lecteur dans la découverte d’une réalité violente.
Lire une photo de presse, c’est peut-être consentir à cet insoutenable mouvement vers l’immobile.


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