Tribune d’experts
Le gouvernement français prévoit qu’à partir de juillet 2015, les allocations familiales des ménages dont les revenus dépassent 6 000 euros mensuels pour deux enfants soient divisés par deux, et par quatre pour ceux gagnant plus de 8 000 euros. Afin d’éviter que des familles aux revenus très proches soient traitées différemment sur la perception des allocations familiales, la ministre de la Santé envisage cependant de « lisser » la modulation.
Serpent de mer du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), dont la discussion s’est clôturée le jeudi 23 octobre à l’assemblée nationale, la modulation des allocations familiales n’a pourtant pas fini de faire l’objet d’une polémique passionnée. Pourquoi pas les mêmes allocs pour toutes les familles, s’énervent les partisans d’un montant fixe universel ? Tout simplement parce que cela consiste à confondre égalité arithmétique et égalité géométrique.
Pour Céline Boyard, avocate à la cour, il est urgent de replacer l’aspect fiscal au coeur du débat. Intégrales Mag publie sa tribune .
« Allocations familiales : et si on revenait à l’esprit historique, un sursalaire familial imposé dans la catégorie des traitements et salaires ? »
Le sursalaire familial, ancêtre des allocs
C’est en 1860 qu’on trouve le premier supplément de revenus lié aux charges de famille(1) alloué par l’Etat. Mais rapidement, les entreprises prennent le relai, encouragées par l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII qui rappelle que « la nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d’entretenir ses enfants ». Mais comment le travailleur, père de famille nombreuse pourrait-il remplir ce devoir sans gagner rien de plus que le célibataire ?
Dès la fin du 19ème siècle, quelques patrons chrétiens imaginèrent le sursalaire familial. Ils furent confortés par la préconisation très précise l’encyclique Quadragesimo anno en 1931 (en son § 71) : « On n’épargnera donc aucun effort en vue d’assurer aux pères de famille une rétribution suffisamment abondante pour faire face aux charges normales du ménage. Si l’état présent de la vie industrielle ne permet pas toujours de satisfaire à cette exigence, la justice sociale commande que l’on procède sans délai à des réformes qui garantiront à l’ouvrier adulte un salaire répondant à ces conditions. À cet égard, il convient de rendre un juste hommage à l’initiative de ceux qui, dans un très sage et très utile dessein, ont imaginé des formules diverses destinées, soit à proportionner la rémunération aux charges familiales, de telle manière que l’accroissement de celles-ci s’accompagne d’un relèvement parallèle du salaire, soit à pourvoir le cas échéant à des nécessités extraordinaires ».
Ce soutien à la famille est généralisé à tous les agents de la fonction publique (1931) et à tous les travailleurs (loi du 11 mars 1932). Mais ces intiatives reposent sur des caisses privées. Toutefois, ces lois Landry constituent la première immixtion des pouvoirs publics dans la sphère intime, au soutien de la noble famille.
Mais le décret-loi du 12 novembre 1938 transforme la protection familiale en une politique d’incitation nataliste (suppression des allocations au 1er enfant et bénéfice de ces allocations sans conditions de ressources).
Il faudra attendre la création de la branche famille de la sécurité sociale par la loi du 22 août 1946 pour que ces allocations soient versées par l’Etat. Mais c’est en 1978 que le principe d’universalité serait consacré par la suppression de la condition d’activité professionnelle.
En tout état de cause, cette politique familiale incitative a un coût non négligeable, 30,7 Md€ en 2011 pour les prestations familiales (allocations, prestation accueil du jeune enfant…) contre 23,2 Md€ début 2000 dont près de la moitié serait consacrée aux allocations familiales allouées sans conditions de ressources.
Aujourd’hui, près de 9 revenus sont hors champ de l’impôt sur le revenu en raison de leur caractère social (BOI-RSA-CHAMP-20-50-30-20120912) :
– Les prestations familiales légales et allocations servies aux personnes handicapées ou dépendantes (art. 81-2° et 81-9 °ter du CGI) ;
– Les aides au logement (CGI, art. 81-2° bis) ;
– Les allocations, indemnités et prestations servies, sous quelque forme que ce soit, par l’État, les collectivités et les établissements publics, en application des lois et décrets d’assistance et d’assurance (CGI, art. 81-9°) ;
– La prime forfaitaire versée aux bénéficiaires de l’allocation de solidarité spécifique (CGI, art. 81-9° quater) ;
– L’aide à la réinsertion familiale et sociale des anciens migrants dans leur pays d’origine (CGI, art. 81-9° septies) ;
– Les titres-restaurant (CGI, art. 81-19°) ;
– Les chèques-vacances (CGI, art. 81-19 bis) ;
– L’aide accordée dans le cadre du dispositif « EDEN » (CGI, art. 81-35°) ;
– Le revenu supplémentaire temporaire d’activité dans les DOM et les COM (CGI, art. 81-38°).
L’égalité devant l’impôt, c’est quoi ?
Si un Etat qui traiterait différemment ses enfants en allouant des allocations différentes selon le milieu où ils naissent serait considéré comme injuste, il est pourtant tout aussi injuste que des revenus soient perçus sans qu’ils soient soumis à l’impôt.
En effet, l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « les Hommes naissent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Appliqué à l’espèce, quelle serait l’utilité de décider d’imposer des revenus différemment selon leur origine ?
Aux termes de l’article 13 du même texte, « pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés ». Cet article introduit un principe d’égalité fiscale des contribuables devant l’impôt. Il ne s’agit pas d’une uniformité de traitement mais les contribuables doivent supporter le « même sacrifice » au nom d’une idée de Justice sociale.
Le Conseil constitutionnel et la jurisprudence ont bien établi que le principe d’égalité devant l’impôt comporte deux branches : d’une part le principe d’égalité devant la loi fiscale (article 6 de la déclaration des droits de 1789), et d’autre part le principe d’égalité devant les charges publiques (article 13 de la même déclaration). Si ce principe d’égalité (devant la loi fiscale et les charges publiques) ne fait pas obstacle à ce que des situations différentes fassent l’objet solutions différentes, cette différence de traitement doit être justifiée (intérêt général, caractère objectif et rationnel des critères qui fondent la différence de traitement en fonction des buts que le législateur se propose…).
Mais quelle idée peut-on se faire d’un Etat où seuls 19,5 millions de foyers fiscaux s’acquittent d’un impôt (sur 36,5 millions) ? En 2012, ces 53% contribuaient pour près de 60 milliards au budget de l’Etat (2.5% du PIB) mais où 10% des foyers les plus aisées contribuaient pour 74 % de l’impôt collecté …
Quelle idée d’un Etat où le contribuable est imposé différemment selon que le revenu qu’il tire est le fruit de son activité classique ou à raison des heures supplémentaires effectuées ? Que penser de l’imposition des revenus (exemple SMIC) mais pas de certains revenus de remplacement comme le RSA (hors RSA complément d’activité qui doit être déclaré)…
A l’heure d’un budget exsangue et de recherche de justice sociale, ne devrait-on pas considérer que TOUS les revenus doivent être déclarés et soumis à l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) à l’instar du Danemark ?
Cela aurait le mérite d’éliminer ces notions de contribuables payeurs de l’IRPP et d’autres receveurs. Le premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud, déclarait en février 2013 « Personne ne doit être à l’écart de l’effort ».
(1) : (Histoire de la politique familiale en France, Jacques Bichot, http://www.uniondesfamilles.org/histoire-politique-familiale-france.htm )
Céline Boyard,
Avocat à la Cour, Barreau de Paris
Membre de l’IFA (International Fiscal Association)
Twitter : @boyardc
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