Le documentaire qui a crée la polémique au Rwanda

Quand la BBC butte contre le non-dit rwandais

Vendredi 23 octobre, le gouvernement rwandais a décidé de suspendre temporairement tous les programmes du service des Grands lacs de la BBC (Gahuzamiryango) en langue kinyarwanda. En cause ? La diffusion d’un documentaire controversé sur le génocide de 1994. Intitulée « Rwanda : untold story », l’émission chahute la version officielle délivrée par le président Paul Kagame, lequel accuse la BBC de négationnisme. 

« Après avoir examiné les plaintes, la Rura a estimé que ces accusations sont suffisamment sérieuses pour justifier une suspension temporaire de tous les programmes en langue kinyarwanda de la BBC […]. Les résultats de l’enquête permettront de déterminer les actions supplémentaires. » rend compte Beata Mukangabo, responsable juridique de la Rwanda Utility Regulation Authority (Rura), une instance de régulation de la presse et de l’audiovisuel officiellement indépendante du gouvernement.

« L’Histoire du Rwanda jamais contée », ou, selon la traduction donnée par le site de la BBC Afrique « Rwanda : le non-dit »,  suscitait la polémique depuis sa diffusion sur BBC2, le 1er octobre. L’enquête britannique examine des allégations accusant Paul Kagame de crimes de guerre pendant le génocide, et  conjecture que l’actuel chef d’Etat rwandais est personnellement responsable de l’attaque contre l’avion du président Juvénal Habyarimana en 1994.

Rwanda’s Untold Story Documentary from RDI-Rwanda Rwiza on Vimeo.

La BBC accusée de nier le génocide

« Il relève d’un devoir que de faire des investigations difficiles en se donnant des sujets qui restent des défis » : c’est en ces mots qu’un porte-parole de la BBC assumait la défense du documentaire sur le génocide rwandais produit par le groupe audiovisuel public britannique à l’attention de son audience rwandaise kinyarwandophone. Alors que le gouvernement rwandais se veut le ciment d’une réconciliation nationale, toute la lumière n’ a pas été encore faite sur le massacre des 800.000 personnes, essentiellement issues de la minorité tutsi. Sur fond de tension entre les pays impliqués (Rwanda, France, Belgique et Grande Bretagne), les travaux et les déclarations d’historiens, politiques et humanitaires continuent de nourrir la polémique sur le génocide : quelles en sont réellement les prémisses ?  Combien y a t-il eu de morts Hutu et Tutsi ? A qui imputer la responsabilité du massacre ?

Le documentaire qui a crée la polémique au Rwanda
Le documentaire qui a crée la polémique au Rwanda

Suite à la diffusion du documentaire, le président Paul Kagame a exprimé publiquement son regret de voir la BBC « ternir les Rwandais , les déshumaniser » et se rendre complice de  » déni de génocide « . Dans la foulée de la diatribe du président, les associations de rescapés ont accusé la BBC d’avoir « falsifié l’histoire du génocide ». Les dires de scientifiques interrogés dans le documentaire, et selon lesquels le nombre de morts tutsis a été surévalué, a mis le feu aux poudres.

« La négation du génocide est considérée comme l’étape finale du génocide, et se produit lorsqu’il y a des tentatives de nier l’événement et en minimiser l’ampleur ou le nombre de morts », a voulu avertir l’association Ibuka. Dans une lettre adressée au directeur général de la BBC, Ibuka a demandé à la BBC d’arrêter la diffusion du documentaire.

Selon l’Autorité indépendante rwandaise de régulation des médias (Rura), le documentaire produit et diffusé par la BBC constitue non seulement une violation grave de la législation rwandaise ainsi que des conventions internationales contre le génocide.  Selon la même source, c’est en raison de plaintes d’associations et de démonstrations de rue que la décision de bloquer les émissions en  de la BBC a été prise dans l’urgence, vendredi soir.

Pour Anastase Shyaka, directeur général du Rwanda Governance Board (RGB ), un organisme local chargé de la surveillance des médias, la décision de déprogrammer le documentaire britannique relève d’une juste application de l’accord bilatéral signé entre la BBC et le Rwanda. Une partie de l’article 01 de la convention stipule que :  » La BBC doit, à l’égard de la diffusion de ses programmes, respecter le droit du peuple à l’information et à une information équilibrée et objective », et « ne « pas diffuser tout matériel susceptible d’ inciter à la haine , à la violence et de division « .

Samedi matin, le quotidien rwandais The New Times retraçait le parcours des manifestants outragés par un documentaire de « négationistes éhontés ». Selon ce journal, la Rura a fait preuve de modération face à l’ardeur de la société civile, en ne se résolvant pas à préconiser la fermeture des bureaux de la BBC à Kigali.

Manifestations devant le siège de la BBC à Kigali (image : The New Times, quotidien rwandais d'actualités)
Manifestations devant le siège de la BBC à Kigali (image : The New Times, quotidien rwandais d’actualités)

Il est vrai qu’un peu plus tôt dans la journée de vendredi, le président de la Commission d’autorégulation des médias s’était désolidarisé des parlementaires rwandais, qui appelaient le gouvernement à suspendre totalement la licence de la BBC : « Nous comprenons tous que ce documentaire est insultant et qu’il déforme l’histoire du génocide contre les Tutsis mais fermer la BBC créerait un précédent. Cela voudrait dire qu’en cas de problème, la seule option serait de fermer le média. Et c’est ce que nous ne voulons pas. »

La chaîne britannique dans le collimateur de Kagame

Ce n’est pas la première fois que Kagame porte grief à la BBC de réunir révisionnistes du génocide afin de déformer les faits sur les massacres de masse, s’agace le quotidien britannique The Guardian.

Le Rwanda de Kagame n’a aucune tolérance pour la dissidence ou l’opposition politique, estime David Mepham , chercheur à Human Rights Watch. «Les médias rwandais est dominé par les vues du gouvernement , et la plupart des médias suivent la ligne officielle. Des dizaines de journalistes rwandais ont fui le pays , incapables de se présenter librement et craignant pour leur sécurité » , renchérit le chercheur sur le site Web de l’organisation.

En 2009, le Rwanda avait déjà suspendu pendant deux mois la diffusion des émissions de la BBC en kinyarwanda, reprochant également au groupe audiovisuel britannique de donner la parole à des « négationnistes ». Cinq ans plus tard, le gouvernement rwandais, par l’intermédiaire d’une autorité régulatrice des médias, bloque un documentaire qui cite d’anciens alliés de Kagame ,dont le général Kayumba Nyamwasa, ex-chef de l’état-major.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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