Couverture des attentats : faut-il blâmer les chaînes d’info en continu ?

Les terroristes ont cherché à faire vaciller la démocratie en s’attaquant au journal satirique Charlie Hebdo, un symbole de la presse libre. Ils ont aussi, toute proportion gardée, voulu atteindre les médias en stimulant le sensationnalisme et la confusion sur les chaines d’information en continu, et cherché de la sorte à les destituer de leur pouvoir d’informer avec discernement. C’est pourquoi le CSA va mener une enquête régulière sur le rôle de ces chaînes pendant les attentats, et inviter les radios et télévisions à une réunion de réflexion sur leur mission. 

La presse dans le collimateur des djihadistes

Qu’il s’agisse de Mohammed Merah à Toulouse et Montauban (mars 2012), de Mehdi Nemmouche au Musée juif de Bruxelles (mai 2014), ou encore des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, respectivement auteurs, la semaine dernière, des tueries de Charlie Hebdo, de Montrouge et de la porte de Vincennes, le même schéma se répète : un ou plusieurs individus isolés, imprégnés de salafisme, parviennent à frapper un Etat, dans le but de faire vaciller son édifice démocratique.

Une nouvelle forme de criminalité inspirée notamment par un homme : Abou Moussab Al-Souri. Cet Hispano-Syrien d’une cinquantaine d’années professe depuis plus d’une décennie déjà l’avènement du « troisième djihad ». Après le 11-Septembre, Abou Moussab Al-Souri rédige un « Appel à la résistance islamique mondiale » (« Daawa Al-Mouqawama Al-Islamya Al-Alamya »). Ce bréviaire du parfait terroriste est publié en ligne en décembre 2004. Abou Moussab Al-Souri y prône un djihad décentralisé, alimenté par de petits groupes autonomes et déterminés qui se fondent dans la masse des fidèles, et ce au cœur des « régimes impies ». Les agents de djihad que sont les Kouachi et Coulibali ne sont pas des individus, mais des électrons. Ce ne sont pas des partisans, mais des criminels indépendants mandatés pour exercer la terreur.

« Contrairement à Oussama Ben Laden, il a toujours pensé que le fait de maintenir des liens organiques et tactiques avec un état-major central établi à l’étranger était très dangereux et qu’il était préférable de développer des cellules clandestines locales en leur laissant une grande part d’initiative au niveau opérationnel », confirme Alain Rodier, directeur de recherche chargé du terrorisme au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R).

Le « djihad 3G »  privilégie les petites cellules indépendantes capables d’agir hors de toute chaîne de commandement. Elles seules peuvent garantir une efficacité maximale en se dissimulant à la vue des sentinelles antiterroristes. Elles seules, surtout, connaissent le terrain, et savent frapper au coeur. Dans le pays de Voltaire, on ne va pas viser un centre d’affaire, on va faire sauter une rédaction. 

La presse libre en est effet un des symboles les plus vivants de la démocratie française. Les frères Kouachi ont ainsi assassiné des journalistes, levant l’unanime indignation de tout un peuple.

« Tant que sa presse stupide continue à porter atteinte à notre prophète, la France s’exposera au pire », a menacé Aqmi dans un message diffusé lundi soir sur plusieurs sites web dédiés à la propagande djihadiste. Une déclaration qui intervient alors que Charlie Hebdo a dévoilé hier soir sa prochaine une, une caricature signée Luz montrant le prophète Mahomet portant une pancarte « Je suis Charlie ».

Dans un café, le 08 janvier, une pléthore de journalistes TV du monde entier préparent leurs reportages. Photo : CS, Intégrales Mag
Dans un café, le 08 janvier, une pléthore de journalistes TV du monde entier préparent leurs reportages. Photo : CS, Intégrales Mag

Discréditer les chaînes d’info en continu 

En appelant BFM-TV à suivre en direct son attaque de Vincennes et à la commenter , Coulibaly a aussi, à sa manière, fragilisé des médias libres : en l’occurrence, une chaîne de télévision a été prise au dépourvu et n’a pas forcément réagi de la manière la plus prudente. Alors certes, il ne s’agit pas tout à fait de la même liberté que celle dont use Charlie Hebdo, mais il s’agit tout de même de chaînes d’information où s’applique le principe de la liberté de la presse. Le résultat escompté est probablement que les citoyens en viennent à se « méfier de la télé »,  pour alimenter le discours « les médias vous mentent ». Une façon insidieuse de mettre en péril la liberté de l’information, par voie de discréditation progressive des canaux de l’info.

 Vendredi 9 janvier, l’épouse d’un otage de la supérette casher à Paris a porté grief à BFM-TV d’avoir dit trop tôt à l’antenne que des personnes étaient cachées dans une chambre froide au sous-sol.  Hervé Béroud, directeur de la rédaction de la chaîne d’information en continu, a plaidé le bienfondé de la démarche de sa chaîne en avançant  que le journaliste qui avait donné cette information avait eu « l’assurance » du RAID de ne pas mettre les otages en danger en le disant à l’antenne. Selon lui, l’investigation du journaliste ne s’est pas substitué à l’enquête de police, conformément à la législation française. 

La profession elle-même s’est demandée jusqu’où pouvait s’aventurer la logique journalistique. Sur France 2, relève Télérama, Elise Lucet a interviewé la sœur de l’« otage » de l’imprimerie de Dammartin-en-Goële par téléphone. La présence d’un otage présumé – qui était en fait caché sous un évier à l’insu des terroristes – a alors été révélée en direct. « Pendant l’entretien, Elise Lucet s’aperçoit qu’elle est la première à parler à la sœur de l’otage, avant même « les autorités », comme elle le formule. Léger malaise. L’entretien sera rediffusé au cours de l’après-midi. Heureusement, les frères Kouachi n’étaient pas branchés sur France 2… » note l’hebdomadaire (Télérama, 13/01/15).

Parallèlement, le reproche a été fait aux chaînes d’info en continu d’avoir cédé à la confusion et d’avoir volontiers versé dans l’info-spectacle. C’est exactement l’effet recherché par les trois terroristes. Pendant trois jours, les deux rivales française de l’info ont battu tous leurs record d’audience passés. BFM-TV a ainsi réuni vendredi 13,3 % du public sur l’ensemble de la journée. Son président a eu le goût douteux de s’en targer sur Twitter, ce qui n’arrange pas la perception que se font les gens des médias.

Outre-Atlantique, la majorité des chaînes d’information se sont empressées de montrer en saccade des images des tueries et prises d’otage quasi-simultannées. Par ailleurs, alors que les chaînes françaises se sont efforcées de maintenir un lexique mesuré et d’éviter les amalgames en tous genres, certaines TV américaines n’ont pas hésité à exploiter le ressort de la peur. Un expert de Fox News a par exemple évoqué la nuit dernière des zones de Paris « interdites aux non-mulsulmans ». La critique raisonnée des chaînes françaises est indispensable, pour éviter d’en arriver un jour à ce point d’ineptie.

Le CSA appelle au discernement

Lundi, le CSA a convoqué les chaînes de télévision et les radios à une réunion jeudi 15 janvier, pour évoquer leur traitement des attentats. Entre temps, le gendarme de l’audiovisuel va étudier le rôle d’éventuelles manquements d’ordre déontologique des médias dans le traitement des attentats d’île de France.

L’action du CSA, qui veut que la critique passe par la confrontation des points de vue, devrait aussi permettre d’endiguer ce sentiment diffus de défiance et de mépris envers la télévision, et a fortiori, des médias en général – qui se développe sur les réseaux sociaux alors que les corps des 17 personnes assassinées viennent à peine d’être mis sous terre. L’appel au discernement vaut pour les chaînes de radio et de télévision autant que pour leurs audiences respectives. 

Car, si dans l’enthousiasme de la marche du 11 janvier, le prochain numéro de Charlie Hebdo va être imprimé à 3 millions d’exemplaires, et non pas seulement à un million, il ne faudrait pas que les citoyens en viennent peu de temps après à entretenir un rejet désespéré des médias ; défiance qui, est-il nécessaire de le rappeler en ce moment, représente un danger pour la vie démocratique d’un pays.

Clara Schmelck et Aymeric Janier

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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