Média Fail Martin Bouygues : L’urgence, à en mourir

A peine enterré par l’AFP, Martin Bouygues était déjà ressuscité par FranceTV Info.  De quoi s’interroger sur la dépendance des sites et chaînes  d’information vis-à-vis de l’AFP, et à plus forte raison, de Google.  

Les quat’z arts avaient fait les choses comme il faut. L’enterrement paraissait officiel, bravo.  Le Tout-Twitter s’était endeuillé, hier en début d’après-midi, après que l’AFP a annoncé, par erreur, le décès du patron français. Pas le temps pour les prières et les hagiographies : à peine une demi-heure après l’annonce et la tempête d’alertes qui ont suivi sur les mobiles, Bouygues avait déjà ressuscité.

Dans une brève, FranceTV Infos époussetait enfin le visage du patron de l’entreprise éponyme, et revenait sur les étapes de cet imbroglio.

Alors, poursuivis par l’ombre de l’ici-git relevé, les journaux se sont excusés. Dans une dépêche publiée dans l’après-midi, l’AFP avance que c’est «sur la base d’une première alerte obtenue par un journaliste de l’agence» qu’elle a «tenté d’obtenir des confirmations». «L’information erronée a ensuite été diffusée sur la base d’un malentendu avec un élu local.». (Libération, 28 février)

Cette farce pascale convoque sérieusement la déontologie de l’information. «Les règles rédactionnelles élémentaires dans ce type de situation ainsi que les procédures de validation vont être rappelées», a rappelée Michèle Léridon, la directrice de l’information, courroucée par les points de mauvaise réputation que cet incident aura couté à l’Agence France Presse. Un faux pas qui intervient un mois après la réforme des statuts de l’Agence.

Mais, comment se fait-il que lorsqu’il arrive à l’AFP de produire une dépêche erronée,  un tel effet domino bouscule toute la presse française, nationale et régionale ? Les oscillations de l’urgence peuvent-elles tenir lieu de ligne éditoriale ? C’est ce que se demandait, ce matin, le Syndicat National des Journalistes (SNJ).

L’information, pour avoir de la valeur, doit construire sa propre temporalité afin de donner événement, en se détachant du temps des soubresauts des contingences, lesquelles peuvent être des faits aussi bien que des rumeurs, des allégations, des conjectures plus ou moins fantasques.

Une information réfléchie, c’est l’horizon scientifique et déontologique de tout média. Ne nous y trompons pas : ni l’AFP, ni les sites qui ont, sur la base de cette source, relayé l’information de la mort supposée de M.Bouygues ne revendiquent quelque modèle commandé par la précipitation. Il va de soi que l’info aurait du être vérifiée, par l’AFP en premier lieu, comme le reconnait Michèle Léridon, puis, par chaque média qui l’a répercutée. Mais, l’infobésité est néanmoins bien souvent subie plutôt que choisie.

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Course aux clics

Cette tendance au journalisme d’alerte, avec son cortège d’effet décevants voire grotesques, a pour cause profonde la course aux clics érigée en paradigme économique des entreprises de médias.

En l’occurrence, il serait abject d’imputer à une tendance générale, la « course à l’info », voire à des structures telles que « les réseaux sociaux »  la responsabilité de ce fait particulier,  à savoir le « bug média causé par une erreur de l’AFP. Mais, il est intéressant toutefois d’observer le contexte dans lequel s’est produit ce « fail », pour comprendre qu’il est appelé à se répéter.

En réalité, la « Baudruche Bouygues » et la vitesse avec laquelle elle a gonflé sur les réseaux sociaux démontre moins une dépendance des médias vis-à-vis de l’AFP que vis-à-vis de Google. C’est le système de référencement imposé par le moteur de recherche américain qui a induit, depuis une dizaine d’années maintenant, la production massive et systématique d' »alertes » – à cet égard, le développement des formats mobiles (depuis 2007) a accéléré encore cette tendance.

Certes, la « course à l’info » a commencé avant la généralisation de l’internet de l’information. En France, elle a pris son essor avec l’apparition des radios libres, en 1981,  puis, à la faveur du développement des chaînes d’info en continu à l’instar de France Info, créée en 1987. Mais, c’est à partir du moment où les moteurs de recherche ont maitrisé la presse professionnelle en ligne que  la donne a radicalement changé.

« Là où ils (les médias) proposaient auparavant un contenu et une hiérarchie, le lecteur passe désormais par un moteur de recherche pour se procurer de l’information. La porte d’entrée est donc différente », démontre Johan Hufnagel, directeur délégué du quotidien Libération. C’est donc le média qui est le mieux référencé qui sera le plus fréquenté. Et, le trafic généré par Google se transforme en revenus, puisqu’il génère des impressions sur les pages des éditeurs.

En clair, les alertes génèrent des vues sur les pages du site et augmentent potentiellement les revenus de la publicité en ligne. Peu importe que Martin Bouygues soit mort ou non mort. Une information démentie, ce sont deux infos, et deux fois plus de pages vues, dit l’adage.

Quand on sait que d’une part, la presse est appelée à vivre de plus en plus des revenus dégagés par le numérique, et donc aussi par la publicité en ligne, qui a crû de 4% en 2014, à 2,896 milliards d’euros de chiffre d’affaires net pour représenter une part de 25% des investissements médias*, et que d’autre part, les éditeurs français de presse ont scellé l’an passé un accord avec Google, il est à craindre que l’urgence comme ligne éditoriale n’est pas près de mourir.

* Etude réalisée par le cabinet PwC pour le Syndicat des régies internet (SRI) et l’Union des entreprises de conseil et d’achat médias (UDECAM).

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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