Jean-Marie Charon : « la presse est en pleine effervescence éditoriale »

Quand la ministre de la culture et de la communication demande à Jean-Marie Charon de lui dépeindre le paysage actuel de la presse, le sociologue des médias revient avec « Presse et numérique – L’invention d’un nouvel écosystème » sous le bras.
« innovation – expérimentation – attraction » : c’est ainsi qu’il faut voir l’évolution du modèle économique de la presse à l’heure du numérique, défend le rapporteur qui, sans s’éprendre d’un optimisme exacerbé, voit dans cette lecture dynamique des mutations dans les médias les conditions d’une possible action publique pour valoriser la presse en France.

 Intégrales Mag a pu consulter l’intégralité du rapport daté d’avril 2015, et sonder l’état d’esprit dans lequel il a été conçu.

« Le ton n’est pas alarmiste. Il y a volonté de mettre en valeur la dynamique, mais sans cacher à aucun moment l’ampleur des problèmes et de l’incertitude », explique son auteur à la rédaction.  « Dire que le modèle économique est cassé et qu’il faut le reconstruire n’est pas une mince affaire. De même que parler de nécessité d’ouvrir les rédaction en réponse au recul des effectifs. De même que d’insister sur la nécessité d’innover et expérimenter alors que les moyens font défaut », nous avertit Jean-Marie Charon.

Fleur Pellerin au Bondy Blog Café- photo CS, Intégrales Mag
Fleur Pellerin au Bondy Blog Café- photo CS, Intégrales Mag

Etat des lieux

A première vue, le paysage de la presse est devenu, en deux décennies, une étendue indéfinie et étouffante. « Le nouveau paysage c’est en même temps le poids et la place occupée par les fournisseurs d’accès internet (FAI), les moteurs de recherche, à commencer par Google, les plateformes d’échange (musique, vidéo), les réseaux sociaux, voire des fabricants de terminaux (Apple). Ce qu’il est convenu de qualifier d’infomédiaires. »

Les quatre principaux effets de cette mutation ? 

La publicité : « une baisse continue des revenus de la publicité commerciale, qui se trouve aspirée par des supports beaucoup plus larges, plus puissants (Google, Facebook, etc.), offrant des services et des modalités inédites d’accès au consommateur. »

–  Le développement du modèle de la gratuité : il « correspondait dès le départ à la conception et aux intérêts des promoteurs de l’Internet, qui facturent les flux, les services, voire les terminaux, ceux-ci étant d’autant plus importants que les contenus auxquels ils donnent accès sont nombreux, diversifiés, libres d’accès, si possibles gratuits. »

Le développement de l’accès à l’information sur un mode horizontal : « passant de site en site via des liens présents dans les articles ou ceux suggérés par le moteur et par d’autres utilisateurs. Cette circulation horizontale prend à contrepied la logique, verticale, des éditeurs qui repose sur l’idée d’un choix du lecteur, internaute pour un titre, avec si possible une fidélisation, qui peut se traduire par l’abonnement. »

La baisse des coûts d’entrée sur les supports numériques.

Résultat : un paysage des médias désolé. « L’arrêt de nombreux titres, aux Etats Unis par exemple, soit 140 quotidiens durant la décennie 2000. C’est aussi la multiplication des départs de la profession de journalistes, dont les effectifs diminuent de 30% également aux Etats Unis dans la même décennie ou à peu dans les mêmes proportions en Espagne au début des années 2010 », constate le rapporteur.

Dans ce contexte, on se demande quelle peut bien être l’action publique à préconiser. Jean-Marie Charon quitte alors la métaphore statique du paysage pour rechercher dans les mutations de la presse les prémisses d’un nouveau écosystème économique, et dont l’acteur public (l’Etat) pourrait encourager la dynamique : « Le choix du terme d’écosystème correspond à un type de système d’acteurs dans lequel prévaut une interrelation forte entre l’ensemble des acteurs ceux-ci intervenant désormais selon un axe à dominante horizontale, là où hier dominaient les organisations verticales des entreprises de médias et leur rapport unidirectionnel du haut vers le bas avec leur public.

Désormais cette notion de public n’est plus totalement adaptée, puisqu’il s’agit de types d’intervenants usagers-acteurs dans cet écosystème à la fois récepteurs, mais aussi fournisseurs d’information (crowdsourcing), commentateurs, experts, coréalisateurs de contenus, etc. La notion d’écosystème est également adaptée à une situation dominée par une mutation profonde qui a vocation à se prolonger durablement, chacun des acteurs-intervenants se transformant et évoluant dans les interrelations qui précisément le constituent. »

Cette démarche permet au sociologue de souligner que « de nombreuses entreprises de presse qui se transforment substantiellement pour éditer sur l’ensemble des supports numériques et imprimés, les contenus les plus adaptés, au bon moment, aux publics intéressés par ceux-ci. »

 

Un Brouillonnement éditorial 

A fine échelle, le paysage de la presse est biologique. Il y vit des « Pure players d’information, start up, agences, studios qui se spécialise dans un type de traitement ou de contenu, pour accompagner les éditeurs d’information, que la matière soient les data, les documentaires, le recours au jeu, l’identification de tendances sur les réseaux sociaux, voire la fourniture de contenus amateurs, principalement photos, (…) pure players de contenus qui offrent information et services sans avoir fait le choix du statut d’éditeur de presse en ligne. »

Jean-Marie Charon parle ainsi d’un « brouillonnement éditorial » dans les structures, les métiers et les usages médiatiques. Le sociologue des médias s’appuie notamment sur les indicateurs suivants :

L’évolution éditoriale :  » Du point de vue de l’éditorial plusieurs dimensions se sont particulièrement affirmées au cours des dernières années qui concernent le fact checking (« Les décodeurs » du Monde, « Désintox » de Libération), la data visualisation, la vidéo (Le Figaro, Le Monde, etc.), le suivi et l’intervention sur les réseaux sociaux.  »

La diversification des contributeurs à la conception et production éditoriale : « L’exigence de compétences très développées aussi bien que spécialisées en journalisme, données, design, graphisme, statistiques, développement informatique, etc. pour tout un ensemble de nouveaux types de contenus éditoriaux, etc. rend difficile la présence de tous ces profils au sein de toutes les rédactions. D’autant plus, lorsque celles-ci sont sous tension dans un contexte de dégradation du modèle économique. Aussi voit-on se développer – tout comme ce fut le cas au moment de l’expansion d’une presse écrite diversifiée au XIXème siècle, avec les premières agences d’information – tout un milieu de starts up, agences, studios (selon les noms, voire de statuts que ceux-ci préfèrent ou peuvent se donner). Ces entités vont pouvoir intervenir comme prestataires plus ou moins réguliers des rédactions. Dans les faits nombre de celles-ci vont travailler sur un périmètre plus vaste que les médias, incluant des institutions ou des marques commerciales. »

–  La mobilité et la fluidité des expériences,  » qui voient passer des journalistes de développements de sites web de presse, à des pure players et des start up, dans tous les sens, au gré des opportunités, créations, innovations. Très nombreux sont ceux qui ont commencé, ou quasiment, leur carrière dans le numérique. C’est le cas par exemple d’un Paul Hackermann qui va passer de l’Hebdo (Suisse), au BondyBlog, puis à 20 Minutes, avant de prendre la rédaction en chef du HuffingtonPost ou encore d’Aude Baron, qui après LePost, prend direction de la rédaction de LePlus site de L’Obs, avant de prendre la direction de la rédaction numérique d’Eurosports. (…) Dans ces parcours extrêmement mobiles les exemples ne manquent pas de passages par des postes à l’étranger et tout particulièrement les Etats Unis. »

Le développement d’un milieu de consultants, experts, conseils en développement, formateurs. Le plus souvent,  » la plupart ayant eu des responsabilités de sites, parfois dès les premières périodes du web. Tel est le parcours d’un Cyrille Frank qui dirigea le portail AOL France, qui disposait alors d’une rédaction, puis créera Quoi.info, avant de se concentrer sur la fonction de consultant. »

Dynamiser les initiatives 

Reste que ces mutations obligent à inventer des modèles viables de monétisation des contenus, à imaginer les programmes de formation de ces nouveaux acteurs diversifiés et hybrides, et de repenser le financement public de la presse.

– Monétiser 

Jean-Marie Charon donne l’exemple de Blendle aux Pays Bas, qui a réussi à monétiser des contenus à l’unité. Le Native Advertising fait en outre l’objet d’un paragraphe du rapport. Mais, c’est surtout la valorisation des données qui, selon lui, est au coeur de la stratégie de monétisation des éditeurs de presse.

« L’un des atouts incomparable du numérique au regard des autres supports est sa capacité à collecter de nombreuses données sur les utilisateurs : qui ils sont ? Quels sont leurs parcours d’usages ? Quels sont les durées d’utilisation ? Quels sont les degrés d’engagement ou d’activité, y compris commerciale (commentaires, recommandation, clic sur des liens de marques, achat). Dans ce domaine les éditeurs ont souvent pris du retard sur les infomédiaires eux-mêmes, qui ont d’emblée déployés ces stratégies de collecte et d’analyse de ces données concernant les utilisateurs. Il s’agit donc d’une priorité des éditeurs qui s’y engagent largement, mais qui demande de leur part, acquisition de compétence et développement de plateformes techniques adaptées, avec leurs spécialistes, informaticiens, dont il a été souligné ici déjà à plusieurs reprises le déficit et les coûts salariaux inférés. »

– Former

Hybridité et mobilité posent la question du profil de formation des futurs acteurs des médias.

« Une question reste plus difficile à traiter, celle de la préparation de profils atypiques aptes à s’insérer ou créer des entités développant des contenus à valeur ajoutée innovant qu’il s’agisse de data visualisation, de serious game, de webdocumentaires, d’analyse de tendances dans les réseaux sociaux. Peut-être faudrait-il qu’après avoir homogénéisé leurs programmes (référentiel commun adopté en 2011) les écoles proposent des spécialisations très avancées pour une partie de leurs élèves dans des domaines comme la donnée, le traitement statistique, l’innovation dans les formes de narrations, notamment visuelles. »

– Encourager 

Pour ce qui est des financements, Jean-Marie Charon préconise de combiner les financements publics (Fonds stratégique) avec la recherche de financements mixtes : « L’expérience du « Fonds Google », devra être évaluée, sachant qu’il serait souhaitable de voir converger une pluralité de sources de financements vers un Fonds, ou des dispositifs (fiscaux notamment,) d’aides à l’innovation qui prennent en compte aussi bien l’éditorial, que la commercialisation et les dispositifs techniques nécessaires.  »

En ce qui concerne la valorisation, « Il faudrait également imaginer des moments de présentation et de distinction publique (concours, prix, bourses, etc.) de réalisations, particulièrement intéressantes, par le degré d’innovation qu’elles représentent ou les acteurs qu’elles mettent en scène (jeunes créateurs-entrepreneurs notamment) », propose enfin Jean-Marie Charon.

Les idées issues du texte « Presse et numérique – L’invention d’un nouvel écosystème » devraient donner lieu à des réformes prochaines.  Le 8 avril, au Bondy Blog Café, Fleur Pellerin a déjà fait savoir qu’elle allait engager une grande réforme des aides à la presse.

 

 

 

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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