Sylvain Lapoix, DataGueule : jouer l’actualité comme une partition

LES ENTRETIENS DU PRINTEMPS DES MEDIAS

visuel Printemps des Médias

La première critique autour des médias qui bourgeonnent aura lieu le 27 juin au Numa à Paris. Intégrales Mag est co-organisateur de l’événement qui réunira journalistes, chercheurs, communicants, institutionnels… autour de conférences, d’une table ronde et d’ateliers participatifs. 

Débarquée sur France 4 et Youtube en juin 2014 et déjà renouvelée deux fois, l’émission “Data Gueule”, conçue par Sylvain Lapoix, Julien Goetz et Henri Poulain cumule aujourd’hui 5,9 millions de vues. Pour Sylvain Lapoix, l’un de ses concepteurs, le datajournalisme ne doit pas se contenter de faire raconter des histoires à des données chiffrées. Du côté de l’art musical plus que de celui du récit, cette nouvelle approche de l’information devient pleinement pertinente lorsqu’elle s’élabore telle une composition de tons et de rythmes,  lorsqu’elle joue l’actualité telle une partition.

1476269_10152075688601419_61347116_nClara Schmelck, Intégrales : L’émission « Data Gueule » décode, éclaircit et démystifie chaque semaine les mécanismes de notre société uniquement à l’aide de chiffres. Ces chiffres, ce sont des données. Le big data renvoie au prédictif, tandis que le récit vit d’effets de surprise. Compte tenu de cette contradiction, comment parvenez-vous à story-telliser des données ?

Sylvain Lapoix, « Data Gueule » : Nous partons en fait du raisonnement exactement inverse : les données contiennent, en germe, une forme de storytelling. Chargé de l’enquête, je compulse la majorité des informations – Julien fait des recherches complémentaires pendant la phase d’écriture- et il y a toujours un « seuil » où les données finissent par raconter quelque chose. Par ailleurs, nous ne nous contentons pas de données chiffrées, nous nous reposons énormément sur des études scientifiques, des rapports, etc. qui nous apportent des informations sur le fonctionnement des phénomènes sur lesquels nous nous attardons.

Pour prendre une métaphore qui m’est chère, c’est la même idée que Michel Ange, qui venait choisir ses blocs de marbre dans la carrière parce qu’ils « renfermaient déjà la statue en eux ». Henri Poulain a une jolie phrase de Victor Hugo qui résume bien l’idée : « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ».

Ce qui rend les #Datagueule si difficile à enquêter et à écrire, c’est qu’il nous faut assez de données pour qu’émerge naturellement une structure narrative. Datagueule est un mécano dont le mode d’emploi est éparpillé en centaines de pièces de puzzle disséminées dans nos sources. Et je pense que c’est ce qui nous évite de basculer dans la facilité ou le sensationnalisme.

Le rythme et les « effets de surprise » sont une touche apportée notamment par Julien  et « l’esprit Premières lignes » mais ils sont indispensables pour soutenir l’attention. La faible durée nous oblige à avoir une narration très tendue et donc une foule d’informations mais qui doivent pouvoir s’articuler d’elles-mêmes, naturellement, comme les notes d’une partition.

CS : « Data Gueule” est ce genre d’émission qui retourne notre vision du monde en un écoulement de sablier. Une infographie interactive semble accorder le primat au lecteur. Pensez-vous que la formalisation des data est un instrument de persuasion qui permet à un journaliste de mieux défendre une opinion ou illustrer une idée, ou bien que ce nouveau mode d’écriture des événements donne au public une plus grande autonomie de lecture des événements ?

S.L : #Datagueule me semble être plus du datajournalisme dans notre façon de réfléchir et d’enquêter que dans notre écriture. Ce qui constitue l’élément le plus déterminant dans le rapport direct au lecteur dans ce programme, c’est qu’il n’y a que lui face aux données : il n’y a pas d’animateur (comme dans Last Week Tonight), il n’y a pas de cadre narratif… mais simplement des faits, des données et des acteurs qui évoluent dans un espace dont ils structurent eux-mêmes les limites (d’où « l’effet Prezzi »). La plus grande autonomie de lecture que nous donnons tient au fait que nous n’interposons que notre narration entre le lecteur. Là où c’est « datajournalistique », c’est que nous ne nous contentons pas de livrer « du chiffre pour du chiffre » comme un chroniqueur télé en mal de légitimité qui vous assènerait un EBITDA sans vous expliquer ce que ça veut dire. Nous regardons ce que signifie chaque indicateur, nous vérifions sa pertinence et nous l’exposons de la manière la plus claire possible dans le programme.

CS : Data Gueule dégonfle “l’infobésité” dont les médias gavent le spectateur. Même si l’émission dure moins de 4 minutes, peut-on parler d’un format slow ?

SL : Nous sommes dans le slow car nous nous affranchissons totalement de l’actualité : les sujets des #Datagueule sont validés avec Henri Poulain (coprod pour StoryCircus et réalisateur) et Luc Hermann (coprod pour Premières Lignes Télévision) des semaines voir des mois à l’avance et nous bouclons au minimum le script à j -10 de la diffusion sans jamais nous soucier des événements en cours. Notre démarche n’est pas de traiter l’actualité mais d’avoir une approche analytique et pédagogique de phénomène structurant ou émergents. Si nous parlons du charbon, c’est parce que c’est encore aujourd’hui l’énergie la plus consommée au monde et qu’elle remet en perspective les débats sur la transition énergétique.

Si nous évoquons la neutralité du Net, c’est parce que c’est un nouveau paradigme du débat sur les libertés publiques et l’accès à l’information. En dehors de notre récent épisode sur la société de surveillance, nous cherchons au contraire à nous décrocher du flux. Notre méthode exige par ailleurs un recul et une documentation qui empêche d’aborder des sujets trop « frais », sur lesquels nous n’aurions ni les données, ni les points de vue nécessaires pour structurer un propos cohérent.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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