ENQUETE
Mardi 7 juillet, Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, a ouvert la rencontre MédiaDemain en annonçant un « Big Bang de l’économie de l’attention ». Journalisme narratif revisité, formats de conversation, journalisme du jeu : pour activer l’attention, les constructions éditoriales se diversifient et s’adaptent aux devices aussi bien qu’aux moments de la journée.
Journalisme narratif : capter durablement tous les sens
En 2014, le temps de lecture accordé à un article de presse était cinq fois moins important qu’il y a dix ans, ce qui se traduit par un mauvais taux de conversion pour les annonceurs. Comment les journaux peuvent-ils redonner le temps de lire ?
Ce n’est pas un hasard si en mai, au beau milieu des verdoyants parcs américains, les bonnes vielles machines à écrire qui claquent à chaque lettre se sont mises à refleurir. Outre-Atlantique, le non-fiction narrative, est une méthode d’investigation journalistique qui convoque les techniques de la narration littéraire. Quelques centaines de writers, rémunérés entre 1 et 3 dollars le mot, noircissent les pages de «The Atlantic», «Harper’s», «Vanity Fair», «Rolling Stone», ou encore du «New Yorker». Et, on a jamais rien vu de mieux que le suspens distillé en plusieurs gouttes de temps pour fidéliser une audience.
Genre décrié en France, et ce probablement depuis la querelle du roman-feuilleton balzacien en 1836, le story telling journalistique vit une seconde jeunesse à travers le format vidéo. Il suffit de voir le succès de Spicee, une plate-forme soutenue financièrement par Xavier Niel et Marc Simoncini qui a eu l’idée de pimenter la brève pause déjeuner de ceux qui voudraient mais n’auraient pas le temps de regarder un long reportage ou documentaire télévisé de qualité. Le reportage vidéo sur le Captagon, la drogue de Daech, est la dernière came des médias hexagonaux . « On nous compare à Vice », sourit Jean-Bernard Schmidt, un des co-fondateurs de Spicee. Il vise 25 000 abonnés à l’horizon 2018.
Comme le fait remarquer Cyrille Frank, consultant et formateur, les formats de l’attention ne sont pas nécessairement des formats courts. Ce qui compte, c’est qu’ils soient intenses et proposés au lecteur au moment opportun.
C’est ainsi que le data telling s’impose lui aussi parmi les nouvelles narratologies de l’immersion. Débarquée sur France 4 et Youtube en juin 2014 et déjà renouvelée deux fois, l’émission courte “Data Gueule”, conçue par Sylvain Lapoix, Julien Goetz et Henri Poulain cumule aujourd’hui 5,9 millions de vues. Sylvain Lapoix, l’un de ses concepteurs, expliquait lors du Printemps des Médias que le datajournalisme ne devait pas se contenter de faire raconter des histoires à des données chiffrées. Du côté de l’art musical plus que de celui du récit, le data telling se revendique comme une cette nouvelle approche de l’information qui s’élabore telle une composition de tons et de rythmes, qui joue l’actualité telle une partition. L’attention passe par une captation de tous les sens.
Journalisme de conversation : canaliser le lecteur
C’est sur un tout autre territoire que veut se situer le journalisme que l’on pourrait appeler « de conversation ». Cette fois, il ne s’agit pas de créer un effet d’immersion au coeur d’une situation, mais de générer l’attention du lecteur en incluant celui-ci au sein d’un dialogue avec ceux qui vivent une expérience. L’avantage : il permet à la fois d’enrayer le phénomène de passage d’un device à un autre, et guérit le lecteur de la crainte d’être entrain de manquer quelque-chose.
Concrètement, ce format transmédia consiste à enrichir d’une grammaire numérique (liens, tweets, cartes, vidéos TouTube, infographies…) une vidéo sur une plate-forme sociale de type Skype.
Arte Info s’est associée à la société de production Premières Lignes pour lancer Tous_Les Internets, un magazine en ligne animé par une équipe de six personnes. L’émission veut donner à des activistes du web une visibilité dynamique. « A partir d’une séquence sur Skype où une personne nous raconte son histoire, nous allons utiliser toutes les traces afférentes sur le net pour redonner relief à ce qui se dit », éclaire Julien Le Bot, un des deux coordinateurs de Tous_ Les Internets.
Le montage vidéo consiste à séquencer, chapitrer, fabriquer une narration journalistique qui permet au « lecteur » d’avoir les éléments pour entrer en conversation avec les personnages qui présentent en cinq minutes un projet ou attirent l’attention sur une cause à défendre. « A mesure que le personnage déroule son discours, nous faisons remonter des petites informations qui apparaissent sur une frise. », nous explique encore Julien Le Bot.
axelboeykens
Journalisme ludique : se jouer de la crise de l’attention
Et si finalement, les journalistes apprenaient à se jouer de ce lecteur qui file de device en device, incapable de mobiliser toute sa raison pour se concentrer ?
Grâce au serious game « Jeu d’influences », imaginé par Julien Goetz et Florent Maurin, et produit par Premières Lignes et les Nouvelles Ecritures de France Télévisions en mai 2014, le spectateur éprouve le point de vue des différents protagonistes d’une opération de communication. Par la médiation du jeu transmédia, le process de communication de crise apparaît enfin à 360°, ce qui permet au joueur de se saisir du rôle de chaque protagoniste. Le lecteur a l’impression de changer de format et même d’identité, alors qu’en réalité, il est toujours lui-même, une heure durant, devant le même écran.
« Un reportage ou une enquête développée sous forme ludique se prolonge en un espace de débat entre lecteurs des médias, étant donné qu’après avoir expérimenté un serious game », note le philosophe Aurélien Fouillet, auteur de l’essai L’Empire Ludique. Les gens comparent leur expérience du jeu sur les réseaux sociaux et refont le jeu plusieurs fois, si bien qu’un même contenu est en mesure de générer plusieurs occasions de concentration, et non une seule.
Plus encore peut-être que le récit journalistique, le jeu inquiète tous nos codes de lecture et nos représentations, il nous place responsables devant les imprévus et les imprécis de l’actualité. Et, c’est peut-être lorsque nous nous trouvons saisis du sentiment de l’urgence que nous sommes paradoxalement le mieux disposés à consacrer du temps sur un device, pour comprendre une information.
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