Tchad : Hissène Habré ou le procès de la terreur

Quel sort la justice va-t-elle réserver à Hissène Habré ? Après quarante-cinq jours de suspension, le procès de l’ancien président tchadien (1982-1990), jugé pour « crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de torture », a repris lundi 8 février à Dakar, la capitale sénégalaise, en présence de l’accusé, mutique et d’une froideur toute marmoréenne. C’est la première fois qu’un ex-chef d’Etat est traduit devant une juridiction d’un autre pays pour violations présumées des droits de l’homme.

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Devant les Chambres africaines extraordinaires, nées d’un accord entre le Sénégal et l’Union africaine, mais auxquelles M. Habré, 73 ans, ne reconnaît aucune légitimité, les avocats des parties civiles ont affirmé que l’ancien homme fort de N’Djamena avait exercé un « droit de vie et de mort » sur son peuple et s’était « substitué à Dieu » en s’appuyant sur une redoutable police politique, la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS).

Dans un discours passionné, Me Philippe Houssine, l’un des représentants des victimes – qu’une commission d’enquête tchadienne a évalué à près de 40 000 –, a expliqué que les « bourreaux [de la DDS] étaient des sadiques qui prenaient plaisir à torturer » et que M. Habré, réfugié au Sénégal depuis décembre 1990 et son renversement par l’actuel président tchadien Idriss Déby Itno, ne pouvait décemment ignorer leurs agissements, dans la mesure où il avait lui-même créé la DDS.

Portée sur les fonts baptismaux en janvier 1983, six mois seulement après son arrivée au pouvoir à la faveur d’un pronunciamiento ayant chassé Goukouni Oueddei, la DDS voit le jour dans un contexte tourmenté. Affaibli par quinze années de guerre civile et hanté par la peur d’une invasion libyenne (depuis 1973, les deux pays se disputent le contrôle de la bande d’Aozou), le Tchad est en proie au chaos.

Pour reprendre la main, Hissène Habré va instaurer un régime de terreur, mettant sous l’éteignoir toute forme d’opposition, même mineure. « C’était un système totalitaire. A partir du moment où l’on s’écartait un tant soit peu de la ligne gouvernementale, où l’on était simplement soupçonné, on passait à la trappe. Hissène Habré n’avait confiance en personne », explique le défenseur des droits de l’homme sénégalais Alioune Tine, directeur du bureau régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.

La DDS devient le principal outil de cette implacable volonté de puissance. Une machine répressive, qui, non seulement broie les anonymes, mais aussi des groupes ethniques entiers : les Sara et autres groupes sudistes en 1984, les Arabes, les Hadjaraï en 1987 et les Zaghawa en 1989. En contrepoint de ces purges de masse, le chef de l’Etat se taille un culte de la personnalité à sa main, sans doute pour compenser ses origines modestes. En effet, il a été élevé par des bergers nomades du désert du Djourab, dans le nord du Tchad.

Des musiciens et des danseurs sont enrôlés au sein du « Groupe Choc », une troupe chargée de clamer ses louanges dans tout le pays et, accessoirement, de déverser son fiel sur le « Guide » libyen, Mouammar Kadhafi, l’ennemi honni. Dans un entretien accordé à l’ONG Human Rights Watch en 2001-2002, Irène Komandje, qui fit partie de ce groupe, expliquait comment, recrutée de force à l’âge de huit ans, elle avait été contrainte d’apprendre des chants comme « Habré est ici, Habré est là, Habré est partout » ou « Celui qui s’amuse avec Habré sera dévoré par un lion ». Tel un Dieu, Hissène Habré se veut omnipotent et omniscient…

Avec plus de 1 000 agents permanents, sans compter les sycophantes à sa solde, pléthoriques, la DDS lui sert de courroie de transmission. Elle est ses yeux et ses oreilles sur un territoire immense, grand comme deux fois et demie la France. Chaque jour, des rapports circonstanciés « remontent » jusqu’au cœur du pouvoir. Parfois, une banale discussion politique tenue entre deux adultes au cours d’un repas et rapportée par leur enfant peut faire l’objet d’une fiche d’information.

Progressivement, et à bas bruit, la feuille de route originelle change, dépassant le simple cadre de la lutte contre les « activités libyennes » sur le sol national. Une dérive que le premier directeur de la DDS, Saleh Younous (1983-1987) confirmera, en novembre 1991, devant une commission d’enquête : « La Direction devait s’occuper au début de la sécurité intérieure et extérieure du pays, et notamment de contrecarrer toute action des Libyens contre le Tchad. Mais petit à petit, le président lui a donné une nouvelle orientation et en a fait un instrument de terreur. »

Règne de l’arbitraire 

Le règne de l’arbitraire s’installe. Le calvaire subi en 1987 par le Sénégalais Abdourahmane Guèye est éloquent. « Simple bijoutier, il était allé à N’Djamena pour vendre son or. Mais dès que les tout-puissants agents de la DDS ont aperçu le métal précieux, ils ont voulu s’en emparer. Ils ont considéré M. Guèye comme un espion de la Libye et, sans aucune forme de procès, l’ont jeté en prison, où il a passé six mois extrêmement difficiles. Il a fallu l’intervention du khalife général des mourides [chef religieux et guide spirituel de la principale confrérie musulmane du Sénégal] pour qu’Abdou Diouf [président du Sénégal de 1981 à 2000] intercède auprès d’Hissène Habré et le fasse libérer », rappelle M. Tine.

Grâce à ses supplétifs zélés, Hissène Habré tisse sa toile d’araignée mortifère. Les informateurs se nichent dans les moindres interstices, infiltrant N’Djamena, la capitale, les principales villes, ainsi que l’administration. Les chauffeurs de taxi et les piroguiers servent également d’indicateurs, note Human Rights Watch, précisant qu’ils étaient payés entre 10 000 et 20 000 francs CFA (de 20 à 40 euros d’aujourd’hui) selon l’information qu’ils apportaient et l’importance de la personne concernée. Le sentiment de méfiance est si développé que même les agents de la DDS dépêchés en mission font l’objet d’une surveillance.

La DDS, Stasi tchadienne 

Souvent comparée à la Stasi, l’ancienne police politique est-allemande, la DDS s’arroge aussi une compétence territoriale à l’étranger, notamment au Cameroun et en République centrafricaine (RCA), afin de traquer ses adversaires. « C’est, en effet, dans ces deux pays, et surtout en RCA, que les opposants avaient coutume de trouver refuge. Ils faisaient pour ainsi dire partie de la zone d’influence du Tchad », souligne Alioune Tine.

A la suite des plaidoiries accablantes des parties civiles, le procureur général, Mbacke Fall, a demandé mercredi 10 février « la condamnation d’Hissène Habré à l’emprisonnement à perpétuité assorti de la confiscation de tous les biens et objets saisis au cours de la procédure ». « Par son pouvoir exorbitant, il a désarticulé le Tchad », a-t-il ajouté. Les avocats de la défense, eux, ont réclamé son acquittement au motif qu’il « n’a ni aidé ni encouragé [la perpétration de crimes] ».

Ce procès, dont le verdict est attendu le 30 mai, peut-il servir d’exemple en matière de lutte contre l’impunité sur le continent africain? M. Tine en est convaincu. « Beaucoup réclamaient une solution de rechange africaine à la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye. Elle est là, avec un pays, le Sénégal, qui dispose d’une loi de compétence universelle. Il nous faut à présent poursuivre l’expérience, ce qui nous permettrait d’acquérir une forme de souveraineté judiciaire », estime-t-il. Un besoin d’autant plus pressant que la CPI est visée par un feu roulant de critiques pour son acharnement à poursuivre exclusivement des dirigeants africains.

Par Aymeric Janier, journaliste au Monde et auteur du blog d’analyses internationales « Relations internationales, états critiques« 

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Aymeric Janier

Aymeric Janier est journaliste, notamment au Monde, et spécialiste des relations internationales. Il est l'auteur du blog "Relations internationales, états critiques".

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