Judith Andrès : « les contenus ont un prix »

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SPECIAL VIVATECHNOLOGY PARIS 2016
ENTRETIEN-

Judith Andrès dirige la Chaire Media & Digital de l’Essec qui prépare des futurs jeunes diplomés de la Grande Ecole aux marchés des contenus, de la culture et du digital à construire des carrières dans ces marchés. Sa recherche porte sur les effets du digital et des générations digitales sur le management. 

Lors du nouveau grand rendez-vous des startups  Vivatechnology,  qui s’est tenu Porte de Versailles à Paris du 30 juin au 2 juillet 2016, Judith Andrès  a pris part au débat « Which Content for Millennials ? ». Pour la chercheuse,  les Digital Natives gagneraient à mieux être éduqués à la diversification des  formats et des usages mais aussi à l’économie des contenus. 

En 2015, 44% des 13-18 ans ne lisent pas les journaux, et ne consomment l’information qu’à condition qu’elle ait une destination sociale, c’est à dire qu’elle soit conçue dans des formats aisément « partageables », à savoir la vidéo aujourd’hui et l’expérience VR demain. 

- Les médias doivent-ils accepter d’en finir avec le traditionnel primat du texte au risque de perdre l’audience 12-35 ?

J.A : Attention au risque de ne regarder le phénomène que comme né ces dernières années. La baisse de la lecture de la presse par exemple, est bien plus forte dans la fin des années 70 que récemment, ce n’est pas un phénomène millenium.

Par ailleurs, le niveau d’éducation s’est sensiblement élevé, de ce point de vue d’ailleurs, le fait qu’il n’y ait pas plus, mais plutôt moins de lecteurs de livres ou de presse écrite depuis le début des années 70 est un phénomène qui montre que l’augmentation générale du niveau de diplomes est inverse à l’intérêt pour les livres, donc ici un vrai déplacement culturel, mais par exemple on sait aussi qu’en France, la lecture liée à l’enseignement ou les lectures professionnelles ont plutôt augmenté.

L’évolution des usages témoigne d’une prépondérance de la vidéo, qui est d’ailleurs un dispositif également très efficace pour une bonne mémorisation. La question de pose donc en matière d’éducation, où la proposition vidéo vient déjà en complément de la lecture.

Si les médias ne proposent plus, ou moins, de texte (tous les grands éditeurs de presse proposent aujourd’hui une offre vidéo riche), que le temps de lecture diminue au profit d’autres médias, et qu’en plus l’éducation ne remplit pas ce rôle d’éducation à la lecture, il se peut qu’un réel déficit apparaisse, dans la structure de la pensée même, dans la qualité du recul d’analyse, dans la capacité d’écriture également. Il fut être vigilant sur ce point, et cela se joue aussi dans le dispositif éducatif, qui doit aussi prendre en compte les usages des jeunes pour proposer des méthodes qui facilitent l’apprentissage .

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L’an dernier, le temps télé des jeunes a encore diminué de 10 minutes par jour par rapport à 2014 (moyenne sur 88 pays). Au Danemark, la chute a atteint 30% en un an dans la tranche 12 à 20 ans. En Grande Bretagne, elle s’est limitée à 7%. Mais aux Etats-Unis, les jeunes regardent déjà deux fois et demi plus la vidéo que la télévision, où la moyenne d’âge continue d’augmenter : 45% a plus de 65 ans. (Source : MédiaMétrie).

J.A : La TV peut encore gagner des combats importants dans la guerre de l’attention.
Mais si la télévision ne propose pas des contenus qui intéressent les Millennials ils iront les chercher ailleurs. La télévision comme proposition linéaire à des rendez-vous fixes reste toutefois très puissante sur les grands rendez-vous justement, elle peut garder cet avantage y compris auprès d’une cible de Millennials.
Elle permet aussi une proposition de non choix dont les études montrent que cela représente un moindre effort et un repos pour nos cerveaux (ceux des Millennials n’ont pas muté à ce jour).
En revanche le contenu doit être une proposition adaptée. La TV à la possibilité de proposer à la fois le linéaire et le délinearisé, c’est un atout remarquable.


- Pensez-vous que les Millenials ont définitivement éteint la télévision de papa, ou que leur dédain pour ce média est imputable à leur tranche d’âge (après l’adolescence, les Digital Natives se mettront devant la télé) ?

J.A : Les jeunes ont toujours quitté la TV pour d’autres pratiques, les Millennials comme les autres. La question est de savoir s’ils y reviendront lorsqu’ils s’installeront en famille et comment ils en consommeront les propositions éditoriales. La question de l’écran sera aussi dépendante des innovations des constructeurs, des téléviseurs de nouvelles générations, des constructeurs de device susceptibles de nécessiter un écran partagé, comme les constructeurs de jeux vidéo par exemple.

Mais à nouveau, il faut distinguer les contenus et l’écran, les chaînes de télévision ont les moyens d’aller chercher les millénium en utilisant les bons vecteurs et en se penchant sur les bons formats et les bons contenus.

La presse est un média de contenus originaux. C’est pourquoi il est indispensable de la faire payer. Comment convaincre les Millennials, qui sont nés avec l’illusion du tout-gratuit, de payer pour du contenu ?

J.A : Pourquoi la presse en particulier ? Toute création de contenu suppose un coût et la nécessité de la financer. Il faut éduquer les millénials à comprendre cette realite économique. Certains sont prêts à accepter la pub s’ils peuvent accéder au contenu qu’ils veulent sans payer C’est le principe du freemium qui est de ce point de vue un formidable vecteur d’éducation à l’économie des contenus.

– La VR va t-elle « übériser » la vidéo classique ? (Sur les sites de presse ; sur les chaînes Youtube, dans la publicité, ou le CPM et le CPC en VR pourraient coûter bien plus cher qu’un simple pre-roll classique)

J.A : Il s’agit d’évolution technologique et non d’une rupture d’usage venant intermedier un schéma économique. Donc certainement pas une uberisation. Les améliorations techniques influencent les usages à condition qu’ils apportent une meilleure expérience ou un meilleur prix. L’immersion est une meilleure expérience et peut accélérer une mutation. Le développement des pratiques, en particulier des Millennials (mais pas seulement) consistant à bloquer les pub par exemple, pourrait peut être se trouver ralenti par des propositions de contenu plus attractifs, surtout avec une meilleure utilisation des data. Dans un tel cas, la VR pourrait permettre finalement une meilleure acceptation de la pub et ainsi une meilleure monétisation des contenus.



Les Générations Y et Z sont les premières générations de Digital Natives. Suivra la génération Alpha. Comment les médias et les marques pourront-ils innover pour toucher une génération née avec la VR et l’AR ?

J.A : Toutes les générations grandissent avec des innovations techniques, ce n’est pas un phénomène nouveau même si le rythme a été beaucoup plus soutenu ces dernières années.
Les médias et les marques qui penseront le marché et l’offre pour la génération alpha seront dirigés par des millenials, qui sont nés dans ce rythme effrené de déploiement technologique, ils seront donc bien armés pour répondre.

Par ailleurs les technologies ne sont toujours que des outils pour véhiculer un contenu, l’attention se capte durablement et efficacement par des contenus (et des formats) qui répondent aux attentes. Il ne faut pas se contenter de suivre la technique, il faut suivre les valeurs, les attentes, la culture. Aujourd’hui par exemple, le partage et la dimension communautaire sont des ingrédients essentiels, l’usage au lieu de la possession n’est pas seulement lié à la techno, mais liée à un regard différent des millenials sur la vie sociale, sur le monde. Les outils, le digital, ne sont que des vecteurs, on en fait ce qu’on a besoin d’en faire, ils accompagnent un mouvement plus profond.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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