Turquie : la grande purge

Par Farouk Atig
(avec Albert de Jonquille, à Istanbul)
Mise à la porte de plus de 15.000 fonctionnaires accusés de complicité avec l’opposition, arrestations arbitraires en pleine nuit, appels répétés à descendre dans les rues malgré le couvre-feu décidé sur ses ordres, obligation pour les fonctionnaires de participer de gré ou de force aux manifestations glorifiant son sublime règne, flexibilité sur le port d’armes, etc., etc… Recep Tayyip Erdogan a désormais le champ totalement libre pour réaliser à loisir cette purge politique dont il a toujours tant rêvé… Et ce ne sont certainement pas les réactions effarouchées et prudentes de la communauté internationale ou de ses alliés de l’OTAN qui pourraient l’inciter à appuyer sur la pédale de frein. En bon Vizir de la chose politique, celui qui est parvenu miraculeusement (?) à sortir indemne du coup d’état raté contre lui au point de le retourner en sa faveur, ne compte d’ailleurs pas s’arrêter en si bon chemin. Explications.

On aura beau injustement le critiquer dans tous les sens sur la méthode, tout le monde conviendra volontiers que le Président turc, Recep Tayyip Erdoğan, qui est parvenu d’une main de fer à déjouer un coup d’état militaire dirigé contre lui, aura au moins le franc mérite de ne jamais vraiment faire les choses à moitié…

Après le cuisant échec de cette rébellion avortée visant directement son pouvoir, plus de 6.000 personnes, dont des représentants du commandement de haut rang de l’armée, ont été interpellées par les forces de l’ordre. Manu militari, to say the least, et systématiquement sans le moindre ménagement.

Victime d'un coup d’Etat avorté qui a eu lieu en Turquie le 15 juillet, le président Recep Tayyip Erdoğan mène une véritable purge contre l'opposition et ses détracteurs politiques.
Victime d’un coup d’Etat avorté qui a eu lieu en Turquie le 15 juillet, le président Recep Tayyip Erdoğan mène une véritable purge contre l’opposition et ses détracteurs politiques.

Pour se venger de cet affront cinglant, Recep Tayyip Erdoğan, que certains accusent d’avoir  lui-même orchestré ce curieux épisode politique de la Turquie moderne en coulisses, n’a pas tardé à adopter les mesures qui s’imposent, sans même prendre parfois le temps de consulter certains de ses conseillers politiques.

La plus symptomatique, passée presque inaperçue bien que largement relayée dans les médias turcs, a consisté à inciter ses propres partisans à se procurer des armes, afin, bien entendu, justifie Serez Malkoç, conseiller du président turc, de se « prémunir de toute menace » :

« Nous allons prendre toutes les mesures nécessaires pour faciliter à ceux de nos partisans désireux de vouloir légitimement se défendre de pouvoir acheter légalement des armes. »

Raison invoquée ? La lutte contre le terrorisme, même si d’aucuns estiment toutefois que le coup pourrait avoir un peu précipité les choses. Dans la région de la mer noire, journalistes et témoins affirment d’ailleurs que ce serait déjà chose faite depuis un certain temps. Pis : que cette mesure aurait peut-être été orchestrée bien longtemps à l’avance…

Mais le régime islamo-conservateur en place n’entendait pas se contenter de balayer cet affront sur ce seul effet de manche. Dans le sud du pays, et en particulier dans la région de Gaziantep frontalière avec la Syrie voisine, les fonctionnaires sont désormais sommés de participer à la grande marche populaire et quotidienne en faveur de « l’unité nationale » sans broncher. Tous ont ainsi été invités à rejoindre les marches « citoyennes », à partir de 19 heures, une fois leur service terminé, et ce jusqu’à nouvel ordre.

Et s’il n’y avait que cela…

Cet après-midi, ce ne sont pas moins de 15.200 fonctionnaires de l’éducation nationale qui ont été mis à la porte. Motif ? Leur proximité idéologique avec Fethullah Gulen, cet ancien proche d’Erdogan, réfugié aux Etats-Unis, accusé d’être le véritable instigateur du coup d’état raté. Prêcheur qualifié d' »islamiste », l’opposant politique réside depuis plusieurs années à Saylorsburg (Pennsylvania, Etats-Unis), et dément toute implication dans cette rébellion. Les familles des fonctionnaires éjectés apprécieront certainement…

La mesure est intervenue dans la foulée du licenciement et de l’arrestation d’une centaine de hauts responsables des services secrets turcs. Bien que pas directement impliqués, comme le reconnait d’ailleurs Ankara, ces spécialistes du renseignement, paient ainsi leur manque de pragmatisme dans cet imbrogilio politique qui a bien failli tourner au drame pour le président turc…

Plus tôt cette année, et cela n’a rien d’anodin, le dénommé Ismail Hakki Musa, ancien numéro deux des services renseignements turcs (MIT), a été auréolé du titre d’ambassadeur de Turquie à Paris : bien plus qu’une simple promotion, affirment les spécialistes de la Turquie. Un ancien responsable des services, qui a travaillé de nombreuses années à ses côtés, enfonce le clou dans une interview téléphonique :

« Musa, c’est le faire-valoir d’Erdogan au sein des services. L’homme sacrifierait père et mère pour le chef de l’état. Et il a le mérite d’avoir le bras long. Ses rapports très privilégiés avec Washington et Paris en témoignent… »

Et cette violente purge n’épargne absolument personne, et certainement pas les journalistes, locaux mais également étrangers, que le président turc a toujours secrètement rêvé de remettre sur le rang. Sur les 72 dernières heures, une vingtaine de reporters (dont des Français, des Néérlandais et des Américains) ont ainsi été gentiment invités à faire demi-tour une fois arrivés à l’aéroport d’Istanbul, alors mêmes que tous étaient munis de papiers en règle… D’autres, comme ce fut mon cas il y a un peu plus d’un mois, ont aussi été gentiment conduits en centre de rétention en attendant d’être expulsés…

Selon ce spécialiste de la région, deux issues sont à envisager dans ce contexte politique très brouillé qui ne laisse rien présager de bon :

« Soit une aggravation de la situation en sa faveur, ou tout simplement, et c’est malheureusement ce qui est à craindre, une inéluctable guerre civile« …

Ironie du sort, cet homme de symboles convaincu d’incarner une nouvelle forme de nationalisme à la sauce islamiste, et qui se rêve en messi, a, à n’en pas douter, de quoi remercier sa bonne étoile : quelques minutes à peine avant l’arrivée des militaires qui ambitionnaient de le mettre sous les verrous, voire de le tuer, Erdogan a préféré quitter l’hôtel dans lequel il se trouvait en villégiature, à Marmaris, pour des raisons qui restent obscures.

Il aura probablement échangé quelques mots sur facetime avec le Créateur avant de plier les Gaules…

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Farouk Atig
Farouk Atig, ancien grand reporter, conférencier et enseignant, dirige Intégrales

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