Quand « Libé » gifle les abstentionnistes

Décryptage

La une circule sur Twitter dès vendredi 21h30. Un message comportant une injonction paradoxale et contradictoire occupe le centre d’une page blanche : « Faites ce que vous voulez mais votez Macron ». A un jour du vote, c’est un soufflet sur les joues des abstentionnistes.

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Lorsqu’ils délivrent des informations, les journalistes sont tenus à un devoir d’impartialité. Leur rôle est de relater des événements.

Pourtant, la une d’un journal imprimé a le droit de délivrer une opinion, d’orienter le lecteur dans ses choix. Et puis, pas besoin de jouer un slow aux danseurs du bal des hypocrites : Libération est un papier aux antipodes des positions et des actes du FN, le parti crée par Jean-Marie Le Pen. En 2002, le journal Libération invitait explicitement à glisser un bulletin « Chirac » dans l’urne, justifiant : « pour la République ». La République, dont les principes et les fondements seraient mis en péril par le FN, parti xénophobe et décisionniste, mérite bien une conversion d’un jour.

Quinze ans plus tard, Libé assume à nouveau une situation de crise où le vote ne relève plus d’un choix personnel et secret, mais d’un impératif catégorique commun. Mais, en 2017, le message est bien plus brutal. Pas de pédagogie, mais un mot d’ordre. Cette une dérangeante montre la crise de la démocratie dans laquelle nous plonge le score élevé du FN. « Et ce message, est-il bien démocratique ?  » raille un twitto tenant du « ni-ni ». La démocratie est acculée dans ses limites.

Les abstentionnistes visés

En réalité, la une de Libération semble viser droit dans le coeur les inscrits auto-proclamés « abstentionnistes du 7 mai ».

Plus de 240 000 soutiens de La France insoumise, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, se sont exprimés sur leur intention pour le second tour : un choix entre trois propositions était proposé, sans l’option Marine Le Pen. Selon les chiffres fournis par l’équipe de Mélenchon, 36,12 % se sont prononcés pour un vote blanc ou nul, 34,83 % en faveur d’un bulletin pour le candidat d’En marche ! et 29,05 % pour s’abstenir.

En substance, l’argument des citoyens résolus à refuser de contrarier Marine Le Pen par les urnes est celui ci : « Ils hibernent politiquement pendant 5 ans et se réveillent à chaque scrutin majeur, bardés de bons sentiments et en remuant la clochette du diable.Ceux-là même qui ont contribué à l’essor du Front National en laissant les partis traditionnels crever l’abcès du FN viennent aujourd’hui jouer les arbitres des élégances ». Entre aigreurs narcissiques et salutaire rappel de vérités dérangeantes, les « abstentionnistes », auto-constitués en force passive, auront marqué la différence entre le second tour de 2002 et celui de 2017. Lorsque Le Pen père s’apprêtait à affronter Chirac, il ne pouvait pas encore compter sur le silence d’une frange de la population, parfois très diplômée, urbaine et financièrement privilégiée.

« Le système », l’ «oligarchie », sont les mantra du malaise post-anarchiste, c’est à dire dos dressé contre l’État et ses serviteurs, accusés d’être des incompétents et des escrocs.

Une baffe utile ?

L’injonction est paradoxale, parce-que dire à quelqu’un de « faire ce qu’il veut » est paradoxal. Contradictoire parce-que demander à quelqu’un de faire ce qu’il veut puis le sommer, en police « impact » taille « 64 » de confier son vote à un candidat plutôt qu’à l’autre n’est pas logique.

« Faites ce que vous voulez » est un mot qui s’adresse à un public supposé arrogant et indécemment narcissique, habitué des  » A moi, on ne donne pas d’ordres ! », le caprice égo-centrique passant avant la conscience citoyenne du danger.

« La culpabilisation des hésitants, le « tenez-vous correctement » lancé trois fois par jour par les rédactions unanimes et tout ce qui compte en France semblent aussi contre-productifs que le chorus du oui avant le référendum européen. Cela peut donner de l’urticaire. Ne renversons pas les responsabilités. », prévient Régis Debray dans les colonnes du quotidien Le Monde.

Hier, le philosophe et médiologue nous a fait observer que le vote était secret. L’injonction à la transparence totale, probablement inspirée par les échanges sur les réseaux sociaux, où la sphère du public et celle du privé sont confondues, constitue un glissement.

Anticipant un fort taux d’abstention le 7 mai, « Libé » semble envoyer une gifle à la figure d’un enfant ingrat. On « like » ou on commente rageusement. Efficace ?

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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