« Faute d’amour » : l’enfant, cette âme indésirable

« On ne peut pas vivre sans amour », fait dire Andreï Zviaguintsev au visage d’Aliocha, 12 ans, garçon négligé par ses parents occupés à s’entre-déchirer. Prostré sous ces deux ombres désespérantes qui gémissent dans une grotte aigre et glacée ; l’enfant finit par s’enfuir. Le film assume un propos de moraliste. Il exprime le consumérisme qui détruit la Russie d’aujourd’hui.

« Faute d’amour« , qui traite, en filigrane, du don de l’enfance par les parents, inspire cette fiction :

Fiction : « AdosXchange, le AirBnB qui veut hacker l’adolescence »

Ados, attention, vous risquez de vous faire übériser ! AdosXchange, une startup française née il y a un mois sans grand bruit dans les médias, entend lancer la disruption  de l’adolescence en créant une plate-forme sociale d’échange d’enfants, à la manière de AirBnB avec son système de hosting.

Deux adolescents dans le Métro parisien, Clara Schmelck, Intégrales
Deux adolescents dans le Métro parisien, Clara Schmelck, Intégrales

Emmy Paeda est campé sur un canapé de cuir vert pomme : « Mieux que n’importe quel psy, nous allons enfin résoudre tous les problèmes parents/ados ! » lance t-il en mâchant ostensiblement un chewing gum à la menthe. A 24 ans, le jeune homme a effectué un stage de six mois chez AirBnB avant de fonder « AdosXchange », une plateforme sociale « dédiée à la mobilité temporaire et sécurisée des adolescents », dont les locaux sont situés à Paris.

Concrètement, les adultes de 25 à 65 ans s’inscrivent sur le site conçu comme un réseau social, depuis leur ordinateur ou via une appli mobile. Ceux qui ont un enfant mineur de plus de 10 ans et dont ils ne désirent plus assumer la charge suivie pilotent un « profil » de leur progéniture : âge, photos, activités, scolarité, talents, qualité et défauts estimés. Puis, ils indiquent s’ils souhaitent les confier pour une durée d’une, deux ou trois année(s) scolaire(s), moyennant une contrepartie financière correspondant aux allocations familiales et à la déduction d’impôts dont ils bénéficient pour élever leur enfant. De l’autre côté, des adultes désireux de s’occuper d’un jeune créent à leur tour un profil renseignant leur ville, leur profession, leurs goûts…

L’interface est conçue à la manière de Tinder : les adultes se « matchent » d’un « swipe ». Si le courant est réciproque, les parents font savoir à leurs enfants qu’ils doivent faire leur valise sous trois mois. Etant mineurs, ils n’ont pas de droits de regard sur les choix effectués par les parties adultes.

« Adieu vos ados, des ados pour vous ! » vante le site. Le dispositif veut permettre d’épargner aux parents des clashs, voire des ruptures familiales dues à un différend ou à une désincointance majeurs, le tout sans aucune procédures juridiques, puisque les parents peuvent se séparer temporairement de leurs enfants sans que l’autorité parentale ne change de main , argue Steem Chill, la responsable marketing d’AdosXchange.

La startup, crée à partir de fonds propres, touche 20% de commission par transaction, et commercialise des prerolls sur son site. Depuis sa création, en novembre 2015, elle revendique 700 inscrits dans toute la France. Près de 200 « mouvements » auraient été réalisés via AdosXchange.

Personnalisation algorithmique

L’originalité de la plateforme est qu’elle repose entièrement sur la personnalisation algorithmique et la géolocalisation. « On peut donc cibler des enfants que l’on veut vraiment, et de l’autre côté, faire le meilleur choix pour « détacher » ses enfants sans les changer de cadre géographique », explique Steem.

« Je voulais avoir un bébé, et je me retrouve avec un monstre poilu qui mange trois bols de Chocapic par jour. Grâce à AdosXchange, j’ai pu confier Aurélien à une illustratrice de 40 ans qui adore les ados. Du coup, je vais me remettre enceinte », se réjouit Julia, 27 ans, maman à 15 ans.

« Quand ma fille m’a annoncé qu’elle entendait préparer Sciences-po, j’étais cruellement déçue. J’ai toujours rêvé d’un enfant en grande difficulté scolaire, qui me donne des défis. Cette souris de bibliothèque ne me convenait plus du tout », avoue Anaxina, 47 ans. Cette mère de famille a donc crée un profil AdosXchange pour sa fille Léa avant que celle-ci n’atteigne 18 ans. Pour son année de Terminale, Léa est donc installée chez Christiano Rocca, un chartiste archiviste à la BNF et qui souhaitait faire venir une jeune susceptible de stimuler sa propre fille, peu studieuse, pour créer une émulation au sein du foyer.

« C’est un formidable outil pour mettre la pression à mes filles, s’enthousiasme Céline, une commerciale de 50 ans. Elles savent désormais qu’elles peuvent être remplacées à tout moment. Depuis que je leur ai crée deux profils, elles font profil bas et ne m’ont même pas supplié de les emmener au dernier festival Manga Maniac  ».

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La plateforme n’encourage t-elle pas ainsi le dumping social dès l’enfance, moment de la vie protégée par les lois depuis la fin du XIXè siècle en France ?

«  Il n’y a pas de raison d’assurer le quotidien de gens avec qui nous n’avons pas d’affinité ni d’ affection particulières sous prétexte qu’ils sont des enfants, et que nous les avons mis au monde », tranche Justine, 44 ans. Je veux quelqu’un qui me soit plus utile que ne le sont mes deux filles à la maison, poursuit cette femme qui possède une grande propriété à la campagne. J’ai donc trouvé Éléa, élevée parmi six frères dans une cité. » Pour ses filles, elle dit ne pas se faire de souci, « car elles ont de bonnes références ».

Disparition de la sphère de l’intime

Les jeunes de cette fameuse génération X, née avec AirBnB, Uber et autres Tinder se montrent nettement moins réjouis d’AdosXchange, qui pourtant prétend améliorer leur bien être en leur épargnant de vivre avec des parents sans bienveillance à leur égard. « Dès que j’argumente, ma mère menace de me zapper ! Elle me dit qu’elle a assez de tracas à gérer au bureau et esquive toute confrontation. Et comme j’ai peur de l’inconnu, je me tais. », soupire Max, un garçon de 16 ans aux longues boucles blondes, skate board à la main.

Imaginée à l’attention de parents surbookés, la sélection des enfants par critères algorithmiques efface définitivement la frontière entre la sphère de l’intime et celle du professionnel. Or, « pour se construire et vivre en société, les adolescents ont besoin d’évoluer dans la sphère de l’oecoumène , estime André Ajmad, pédo-sociologue au CNRS,  pour qui « cela passe aussi par l’opposition  ».

Un enfant qui convient à ses « adultes référents » est-il vraiment plus heureux pour autant que toute source de désaccord ou d’incompréhension est supprimée ?

« Je rêve de rencontrer des parents qui m’aiment sans profil, sans dossier, sans affinité algorithmique » , murmure Léa, 17 ans, le nez perdu dans un café qu’elle sirote au Basile, à deux pas de la rue Saint-Guillaume. « Nos parents ont connu cette joie, et pourtant aujourd’hui, ce sont eux qui nous inscrivent sur AdosXchange. Comment faire machine arrière ? »

(NDLR : Cette enquête est une fiction satirique.)

A lire aussi : « Ubériser les bébés », par Franci Pisani, La Tribune (12/11/2015)

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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