Quelle actualité pour Don Quichotte ? 1/2

Don Quichotte, le « Chevalier à la Triste Figure » est le livre de chevet des révolutionnaires, guérilleros, depuis sa parution. Sa postérité est celle des combattants qui ont jalonné l’histoire, dépassant les frontières, traçant des chemins entre ceux qui bataillent pour des causes qu’on juge perdues.
Suite d’un feuilleton philosophique, par Valérie Soria, professeur de philosophie au lycée Janson de Sailly.

L’imagination au pouvoir

Don Quichotte, le « Chevalier à la Triste Figure » est le livre de chevet des révolutionnaires, guérilleros, depuis sa parution. Sa postérité est celle des combattants qui ont jalonné l’histoire, dépassant les frontières, traçant des chemins entre ceux qui bataillent pour des causes qu’on juge perdues, du sous commandant Marcos, chef de l’armée zapatiste de libération nationale au Chiapas, aux artisans de la paix au Proche-Orient, en passant par les humanitaires ( «  Les enfants de Don Quichotte ») ; toute résistance à la realpolitik renvoie à ce chevalier errant.

Les artistes également, qui, de Daumier à Dali, en passant par Picasso voire Duchamp ont, de près ou de loin, rencontré cette insurrection contre leur époque. Il y a du mouvement chez Don Quichotte, une mise en route sur des sentiers iconoclastes et intempestifs pour parler de l’humaine condition et sa capacité de révolte.

Don Quichotte, c’est l’imagination au pouvoir quand celle-ci met en question la réalité sociale à travers la quête initiatique d’un individu aux prises avec les valeurs de la chevalerie, une odyssée spirituelle que célèbre le romantisme allemand. Ce qui interroge, c’est la figure du héros et le sens de la notion de cause juste lorsque celle-ci est décrétée perdue par ceux qui la raillent, siècle après siècle et qu’elle anime des combattants au fil de l’histoire.

Folie de Don Quicotte

A priori, Don Quichotte est sympathique puisqu’il prend la défense de la veuve et de l’orphelin au nom de valeurs codifiées par les romans de chevalerie dévorés jusqu’à épuisement de la raison, du discernement par notre héros. Comment rester insensible aux émois de cet exalté ? Comment ne pas souscrire à son indignation devant les injustices ? Sur le terrain de la sublimité des valeurs à porter au pinacle, il n’y a rien à redire.

Pourtant, comment ne pas questionner la folie de Don Quichotte ? Cette folie qui l’habite jusqu’au pathétique, mais pas seulement. Car l’imaginaire dont il se nourrit jusqu’à l’extinction de la raison mérite d’être interrogé et la lumière qu’il diffuse n’est pas aussi brillante qu’il semblerait au premier abord. Les puissances de l’imaginaire, si elles portent les chevaliers errants, siècle après siècle, engendrent des monstres, pour reprendre Goya.

Tout au long de cette histoire, les rencontres avec la réalité se hérissent d’ennemis à combattre : moulins à vent transformés en géants, paysan, muletiers, et tant d’autres, Don Quichotte prend appui sur une interprétation souvent délirante de la réalité, interprétation que lui dicte son imagination abreuvée par les récits de chevalerie. Dès lors, on ne peut s’empêcher de réfléchir aux ravages que les lectures acharnées de Don Quichotte peuvent produire sur son esprit.

Il n’y aurait qu’un pas à franchir pour relier le chevalier errant à un fanatique endoctriné par l’idéologie et reclus dans un monde où l’imagination plie la réalité à ses extravagances et en fait l’incarnation de la puissance de la persécution qui doit ressortir victorieuse des humiliations qu’elle inflige. Faut-il aller jusque là pour parler de Don Quichotte ?

Contexte historique

L’époque à laquelle Cervantès publie Don Quichotte est marquée par la persécution des juifs et des musulmans contraints d’abjurer leur religion respective pour se convertir au catholicisme ou bien être expulsés. C’est aussi la monarchie espagnole qui, par sa politique colonialiste à l’endroit du Nouveau Monde découvert par Christophe Colomb, va détruire les civilisations précolombiennes et asservir les indiens ainsi que les noirs. Don Quichotte, face à l’intolérance et au dogmatisme de l’Eglise catholique, apparaît plutôt comme un héritier de l’humanisme d’Erasme. Historiquement, sa figure est celle de l’émancipateur, du justicier nostalgique d’un âge d’or où régnaient justice, égalité, fraternité.

Mais on ne peut s’empêcher de s’attarder sur cette figure désarmante où se mêlent le travestissement de la réalité par l’imagination débridée de cet Ingénieux Hidalgo et les emportements généreux de son idéalisme. On ne peut non plus faire comme si la critique de la lecture, à l’œuvre dans ce roman, était mineure. Et l’on doit aussi prendre en compte la porosité des frontières entre le livre qui s’écrit et la prise de conscience des personnages de faire partie d’une histoire qui se fait avec eux, au fur et à mesure de leurs aventures.

Entre les idéaux utopiques et l’échec, qui se profile en filigrane de ceux-ci, le modèle des romans de chevalerie qui perd le protagoniste et sa relation à Sancho Panza, Don Quichotte est un livre qui offre des chemins contradictoires. N’est-ce pas le destin de toute odyssée qui prend appui sur une déception par rapport au réel que de partir dans des directions différentes, d’être minée par la désunion? Don Quichotte est celui qui, comme le dira Alain, est convaincu qu’il faut donner d’abord, prêter, par exemple, à la femme aimée des vertus qu’elle n’a pas. En ce sens, il est l’homme de la générosité éthique.

Mais il s’est perdu dans une époque qui n’est pas la sienne. Politiquement et socialement, il manifeste la crise due à la mutation du monde qu’il habite et qui s’éloigne des idéaux humanistes pour aller vers une confrontation avec un monde dans lequel les signes ne font plus sens. Humainement, il est tragique. Ne lui reste-t-il pas comme seul salut d’être sa propre création ? Lorsque l’imaginaire se retire du politique et que les valeurs qu’il sert s’éclipsent des mœurs du siècle, l’art n’est-il pas la seule issue pour ressusciter les idéaux et faire acte de résistance ?

Notes

1. Cf. le film du cinéaste israélien Dani Rosenberg, Don Quichotte in Jerusalem, 2005.

2. Il dormait si peu et lisait tellement que son cerveau se dessécha et qu’il finit par perdre la raison. » (
Cervantès, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, trad. Aline Schulman, t.1, Points, Paris, 2001, p.57)

Valérie Soria est Professeure de Philosophie au Lycée Janson de Sailly, Paris, et membre du Comité Vigilance Collèges Lycées.

Cet article a initialement été publié dans Les Cahiers Rationalistes, numéro 652.

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Valérie Soria est professeur de philosophie au lycée Janson de Sailly à Paris
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