Quelle actualité pour Don Quichotte ? 2/2

Don Quichotte, le « Chevalier à la Triste Figure » est le livre de chevet des révolutionnaires, guérilleros, depuis sa parution. Sa postérité est celle des combattants qui ont jalonné l’histoire, dépassant les frontières, traçant des chemins entre ceux qui bataillent pour des causes qu’on juge perdues.
Suite d’un feuilleton philosophique, par Valérie Soria, professeur de philosophie au lycée Janson de Sailly.

Le travestissement de la réalité

Chevalier errant, Don Quichotte rencontre la réalité, il la cherche, il la déchiffre à travers le prisme de son imagination hantée par les lectures des romans de chevalerie, il la convoque pour mieux la révoquer, comme un déni à l’endroit de son insignifiance. La réalité ne fait plus sens au regard de l’exigence des idéaux qui animent le personnage. Comme l’écrit Michel Foucault : «  (…) il est lui-même à la ressemblance des signes.

Long graphisme maigre comme une lettre, il vient d’échapper tout droit du bâillement des livres. Tout son être n’est que langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà transcrite. Il est fait de mots entrecroisés ; c’est de l’écriture errant dans le monde parmi la ressemblance des choses. Pas tout à fait cependant : car en sa réalité de pauvre hidalgo, il ne peut devenir le chevalier qu’en écoutant de loin l’épopée séculaire que formule la Loi. Le Livre est moins son existence que son devoir. »

Don Quichotte s’aventure dans la réalité pour «  remplir la promesse des livres » la nourrir de signes qui renvoient à une époque qui, comme les étoiles, brillent encore alors qu’elles sont mortes. Cette époque est celle du Moyen-Âge revisité par l’esprit et les valeurs humanistes de la Renaissance, en tout cas c’est vers un «  ailleurs » que nous renvoie l’errance de don Quichotte. Une quête de l’identité et de la ressemblance entre les mots et les choses.

La réalité est le support de la quête des signes qui démontrent la pérennité des valeurs chevaleresques. Dès lors qu’elle ne remplit pas ce contrat, elle est tout bonnement congédiée en tant que telle et ramenée à la machination d’enchanteurs malveillants.

Il faut laisser rêver Don Quichotte. Descartes, quelques décennies plus tard, se servira de la machination (le malin génie) pour mener le doute à son terme et poser le sujet pensant en lui donnant une consistance métaphysique. Du chevalier errant au «  cavalier français qui partit d’un si bon pas », pour reprendre les mots de Péguy, il y a un monde. Et de ces deux voyages jusqu’à nous, il y a une mutation.

Don Quichotte est devenu le héros des révolutionnaires et le Cogito un chapitre de l’histoire de la philosophie occidentale et de la métaphysique du sujet. Rêverie et métaphysique, enchanteurs et malin génie, tout porte à rendre pathétique le rapport à la réalité, dès lors qu’il s’agit de la transformer de manière effective, sur le plan pratique. Il y a des causes perdues, des causes pour lesquelles les peuples opprimés se battent et Don Quichotte se profile à l’arrière plan de celles-ci en sauveur exemplaire et sublime ; chevalier de l’absolu. Cela est-il légitime ?

Don Quichotte et les idéaux révolutionnaires

«  L’arme décisive du guérillero, c’est le mot. » (Armand Gatti)

On ne peut s’empêcher, comme l’écrivait Nietzsche, d’avoir un « petit arrière-goût amer » à la lecture de Don Quichotte. On ne peut résister aussi à l’hilarité devant la silhouette dégingandée du chevalier de « La Quête » de L’homme de la Mancha, chanté par Jacques Brel, à la poursuite de son «  inaccessible étoile » et songer que si, aujourd’hui, il est question de Don Quichotte, c’est pour pointer le regard vers un film impossible à mener à bien ou encore un court métrage sur la situation inextricable au Proche-Orient. L’errance du chevalier est celle de nos idéaux qui peinent à se matérialiser et se fracassent, d’échec en échec, sur la réalité historique.

Peut-être a-t-on oublié que le roman de Cervantès nous adressait une mise en garde précise : l’histoire vécue est écrite de l’extérieur et les personnages sont marqués par une sorte de destinée littéraire dans laquelle ils se regardent comme en un miroir. La mise en abyme des protagonistes annoncerait alors une certaine finitude propre aux «  Vanités » picturales qui existent déjà à cette époque-là.

Les valeurs humanistes se mesurent alors à la réalité historique qui met en exergue les échecs successifs de toute révolution individuelle ou collective. Les utopies, les idéaux appartiennent à l’ «  ailleurs » des errants, tout comme l’Egypte de Youssef Chahine se gorge du folklore hollywoodien qui a accompagné l’adolescence de celui-ci. C’est justement le glissement de l’ « ailleurs » aux idéaux révolutionnaires qui fait question.

Car les révolutionnaires ont conscience de la réalité, leurs luttes sont recevables au nom de la transformation radicale qu’elles induisent. Don Quichotte, lui, est dans une autre réalité, il erre dans des temps qui ne sont pas les siens, pour reprendre Pascal. Comment alors légitimer ce dérapage qui fait de don Quichotte le blason des guérilleros, si ce n’est en faisant fi de la véritable dimension du personnage, en lui faisant porter et dire ce qu’il ne porte pas et ne dit pas.

Ou bien alors, faire de lui la figure tutélaire des révolutions populaires, cela reviendrait à donner à celles-ci une fin de non recevoir, un «  sans avenir » pathétique ; cela reviendrait surtout à faire de leurs héros des esprits brouillons et surchauffés, des mystificateurs sans l’amplitude des grands hommes. Don Quichotte serait l’exemple à ne pas suivre si les mouvements d’émancipation aspirent à ce que leurs revendications soient entendues et respectées.

A moins de faire de ces combats des parodies devant de nouveaux moulins à vent pris pour des géants ; des parodies ou pire, des immolations sur l’autel d’idéologies obscurantistes, ce qui est évidemment pervertir le roman de Cervantès, en faire le bréviaire de la haine et du dogmatisme.

Il faut laisser l’hidalgo à ses aventures et à ses livres ; prendre la mesure des méfaits de la lecture si celle-ci devient le terreau unique du rapport à l’action effective. Don Quichotte souffre de la maladie du lecteur qui prend pour argent comptant les histoires qui lui sont racontées. Comme le rappelle Descartes : si la lecture des livres anciens est bonne pour la formation de l’esprit de l’honnête homme, si elle équivaut à un voyage dans le temps, il n’en demeure pas moins vrai que : «  (…) lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays ; et lorsqu’on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. » Trop de lecture tue la lecture raisonnable et fait vaciller le lecteur dans «  les extravagances des paladins de nos romans », le conduisant à perdre la raison dans des projets hors de sa portée.

Et, dès lors, c’est l’action historique effective qui est réduite à néant. D’ailleurs, dans le « Prologue au lecteur », il est dit que Don Quichotte est une invective contre les romans de chevalerie. Cette remarque incidente est décisive pour ne pas attendre de Don Quichotte une accréditation de son application à des fins politiques ou sociales.

C’est pourquoi, la place que tient Don Quichotte, en tant que personnage, est complexe pour le lecteur : il est l’homme du devoir, le serviteur des valeurs de la chevalerie et, tout en même temps, il est le pendant de son écuyer, Sancho Panza, figure du réalisme pragmatique, tout en étant tous deux la ruse de la fiction en train de s’écrire, les pantins de la destinée de la création littéraire. Autant dire qu’il ne saurait être question de réduire la lecture de ce roman aux prestiges de la quête de l’absolu. Comment celui-ci serait-il compatible avec l’incertitude qui traverse le roman de Cervantès ?

L’art comme résistance et salut pour Don Quichotte

L’incertitude est à l’oeuvre dans le roman de Cervantès, elle est héritée d’Erasme, dont la lecture est finalement prohibée par la monarchie catholique espagnole, et que Cervantès décline sur des modes pluriels. Incertitude sur l’auteur véritable de Don Quichotte, incertitude des noms à travers leur extravagance, incertitude aussi dans le rapport, on devrait dire même les rapports, à la lecture. Dans la première partie de Don Quichotte, le chevalier errant ne voit pas le monde, il le lit d’après les histoires que lui racontent les romans de chevalerie.

La réalité est escamotée par le pouvoir de la lecture. Mais pas seulement puisqu’elle prend une autre dimension dans la seconde partie du livre : elle devient l’épreuve de la prise de conscience de Don Quichotte. Le réalisme finit toujours par l’emporter dans la sphère de l’action pratique, l’héritage idéologique – si l’on transpose l’allégeance aveugle au code de la chevalerie à notre temps – s’efface devant l’action politique qui laisse peu de place à l’imaginaire et aux valeurs éthiques. Il y a bel et bien une impasse pour ce qui concerne le destin politique de Don Quichotte et son application pratique dans la réalité historique.

Son destin apparaît davantage dans le mode littéraire, voire artistique, pouvant ouvrir un espace d’insurrection, permettre le déploiement d’une résistance à une réalité unilatéralement normée, assujettie à des codes par trop académiques. Lorsque Duchamp accomplit son coup d’éclat via ses ready made en rebaptisant, par exemple, un banal urinoir en «  Fontaine », c’est le pouvoir de nommer autrement la réalité du quotidien qui inaugure la scission de l’art et de l’esthétique qui est en marche et bouleverse les codes habituels de ce que doit être un œuvre d’art et de la fonction de l’artiste.

On passe de l’œuvre à un ensemble de procédures de déconstruction de son aura par le biais de l’intrusion d’objets qui appartiennent à la sphère du quotidien, objets qui imposent, grâce à Duchamp, leur propre réalité d’éléments perturbateurs de l’adéquation entre les mots et les choses. De même, un simple mail de rupture devient, par le travail de Sophie Calle, un texte à interpréter de manière multiforme : le banal est métamorphosé par la décision d’en faire autre chose, de donner à la réalité crue de la rupture une dimension artistique, à travers l’interprétation du texte.

Quelle place accorder à la figure de don Quichotte aujourd’hui, si ce n’est celle qui échoit à celles et ceux qui ont pris acte de la mort des utopies politiques et sociales et qui les transportent dans la sphère de la production artistique. Le seul espace pour le don quichottisme serait celui de l’art comme résistance à la fatalité de la réalité ; l’art permettant d’imaginer des zones de transgression que la réalité n’impulse pas, comme l’ont représenté Dada et le Surréalisme qui sont tous deux des projets politiques d’émancipation humaine, portés par des artistes-expérimentateurs. 

En tant que figure de la révolte, le don quichottisme semble avoir dépassé don Quichotte tout comme celui-ci a débordé Cervantès. N’est-ce pas, d’une certaine façon, le propre de toute résistance que d’être indocile au destin qu’on lui avait fixée, d’imposer sa propre réalité ?

Le livre de l’errance

Don Quichotte est le livre de l’errance, errance d’un personnage à la croisée de l’humanisme et de l’avènement de la modernité, errance aussi de par son allégeance à un héritage – celui de la chevalerie – qui ne trouve aucune effectivité au niveau politique et social. Peut-être que l’errance est constitutive de ce poids trop lourd à porter et que Cervantès nous adresse une mise en garde contre la tentation de réactualiser les idéaux de don Quichotte dans le cours de l’Histoire.

De là, le flottement quant à la filiation véritable du roman : quel en est l’auteur finalement et qui l’écrit ? Les lecteurs, les personnages, les auteurs ( Cervantès ou bien Cide Hamete Benengeli ), tout est source d’incertitude, comme pour mettre à mal tout argument d’autorité. De fait, il ne saurait être question d’en faire le livre de chevet des politiques, à moins de prétendre qu’il contient en germe la promesse d’une utopie applicable, à force de luttes collectives.

Mais ce serait se méprendre dans la lecture de Don Quichotte et s’en servir comme prétexte voire comme fourre-tout idéologique. Notre piste a été d’y voir plutôt l’incarnation d’une forme de résistance face à la réalité normée, codifiée, bien souvent ostracisante pour l’expression de la singularité. Don Quichotte est un personnage qui renvoie à l’exil, à la nostalgie d’un âge d’or, dont l’errance est travaillée par des valeurs qui n’ont plus cours et qui se réfèrent à un héritage pour ainsi dire non transmissible dans une tradition culturelle. A ce titre, il devient le seul dépositaire d’une parole perdue et cela ajoute au pathétique du personnage qui coule, en quelque sorte, avec le monde qui a été englouti par les mutations historiques.

Face à cette épreuve vécue de la perte, il reste l’art pour exprimer le jeu avec la transgression du réel par l’imaginaire, pour faire «  bouger les lignes » qui figent une époque dans un style académique et dans la bien-pensance de la pensée unique. Cavalier seul, électron libre engagé dans des combats d’arrière-garde ou d’avant-garde, don Quichotte est l’incarnation de la révolte contre la fixité des normes, l’homme qui ne se résout pas à capituler devant ce qu’une époque peut avoir comme certitudes bien ancrées dans ce qu’est le bien, le bon, le vrai et le juste.

Cette révolte, si elle a pour ambition de faire se lever le sursaut de la conscience, doit en appeler à l’art pour nourrir les utopies et leur donner une voix qui se matérialisera dans les expérimentations au lieu de se perdre dans le désert des projets politiques avortés et des millions de sacrifiés que toute idéologie charrie dans son sillage.

notes :

3. Michel Foucault, Les mots et les choses, NRF Gallimard, Paris, 1966, p.60.

4. Idem, p. 61

5. cité par Danielle Perrot-Corpet, Don Quichotte figure du XXe siècle, Klincksieck, Paris, 2003, p.150

6. Nietzsche, Généalogie de la morale, Deuxième dissertation, §6, trad. Henri Albert, Idées Gallimard, Paris, 1975, p91.

7. Lost in La Mancha est un film britannique de Keith Fulton et Louis Pepe tourné en 2000 et sorti en 2002 puis en France en 2003, à partir du film raté de Terry Gilliam. Lost in La Mancha est au départ un making of qui devient un documentaire sur les aléas de ce tournage et le capotage du film.

8. Discours de la méthode, Descartes, Première partie, ed. Ferdinand Alquié, Garnier, Paris, 1976, pp.573-574.

9. Idem

10. Cervantès, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, trad. Aline Schulman, t.1, Points, Paris, 2001, p.42.

11. Carlos Fuentes, Cervantès ou la critique de la lecture, L’Herne, Paris, 2006.

Valérie Soria est Professeure de Philosophie au Lycée Janson de Sailly, Paris, et membre du Comité Vigilance Collèges Lycées.

Cet article a initialement été publié dans Les Cahiers Rationalistes, numéro 652.

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Valérie Soria est professeur de philosophie au lycée Janson de Sailly à Paris
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