Algérie – l’Indépendance inachevée : entretien avec Mahmoud Senadji

Mahmoud Senadji
Mahmoud Senadji

Entretien (mise à jour et revu le 7 décembre 2021) exclusif d’Intégrale avec Mahmoud SENADJI, observateur politique et ancien professeur à l’Ecole supérieur des Beaux-Arts d’Alger.

 

 

Intégrale : Comment expliquez-vous qu’un peuple qui a payé le plus lourd tribut dans sa guerre de libération et régulièrement cité comme exemple dans l’histoire de la décolonisation scande haut et fort, une nouvelle fois, qu’il veut son indépendance ?

Mahmoud SENADJI : En clamant, le 5 juillet 2019 à Alger, ce mantra : « le Peuple veut l’Indépendance », les Algériens manifestent, depuis ce jour-là, contre l’occupation de leur pays. Y-a-t-il une différence de nature entre la première colonisation et la seconde ? Aucune ! La seule différence, nous sommes passés d’une colonisation extérieure à une colonisation intérieure. Lors de la première, nous avions la relation colon- indigène et dans l’actuelle Militaire-civil.

Culture coloniale et culture militaire

Intégrale : Il semble qu’en Algérie, à la culture coloniale s’est substituée la culture militaire. Qu’est-ce que ces deux cultures ont en commun ?

Mahmoud SENADJI : Les deux se caractérisent par leur mépris du peuple. Une frontière métaphysique séparait le Colonat de l’Indigénat et sépare aujourd’hui l’Algérie des Galons de l’Algérie du Peuple.

Les deux ne peuvent ni reconnaître ni admettre que l’Autre est leur semblable et se considèrent de nature supérieur ; les mots utilisés pour désigner les Algériens sont les bougnoules et les râteaux pour la culture coloniale et Al araya (les sans-rien) et Al klab (les chiens) pour la culture militaire.

Le langage Zoologique est prédominant et l’Autre fait partie d’une autre espèce. Ce qui les différencie : les colons ont aimé l’Algérie et l’ont bâtie alors que l’Armée des Généraux dilapide les richesses et sème la non-vie. L’indigène exige qu’il soit reconnu dans son humanité n’a pas cessé depuis la conquête de l’Algérie de résister et a fini par briser la situation coloniale dans la guerre de libération du 1er novembre.

Mais en manifestant contre l’occupation de leur pays et appelant à une Nouvelle Indépendance, le premier novembre, jour tant sacralisé et érigé comme La date fondatrice de l’Algérie indépendante n’a pas atteint son objectif.

En effet, il n’a pas réalisé le grand rêve pour lequel depuis 1830 les Algériens se sont sacrifiés : l’Indépendance du peuple algérien. Ainsi, le 1er novembre redevient une étape, importante certes, dans la longue marche du peuple Algérien pour son Indépendance entamée depuis 1830. Le premier novembre 54 synthétise l’esprit de résistance contre la France coloniale. Contre la première colonisation.

Intégrale : Peut-on parler de Colonisation intérieure ?

Mahmoud SENADJI : Oui. En 1962, l’Armée des Frontières a marché sur Alger en semant la mort. C’est une armée de conquête et de pouvoir. La nouvelle colonisation intérieure a commencé. L’esprit de résistance s’est manifesté dès les premières heures en 63, incarné par la figure emblématique d’Ait Ahmed qui a qualifié l’armée de Boumediene de Force d’occupation. Comme lors de la première colonisation, depuis 1962 le peuple algérien est en lutte pour sa libération contre la domination de l’Algérie des Généraux.

Cette Armée qui coopte un pouvoir qualifié de mafieux ne peut être l’héritière de l’Armée de Libération nationale mais elle est l’héritière de l’Armée des Frontières. Comme en 62, sa seule préoccupation était et reste le pouvoir. Dans une économie rentière, le pouvoir est synonyme de richesse. Le pouvoir est plus important que l’Algérie et les Algériens.
Nous avons besoin, à notre tour, dans cette lutte contre cette colonisation intérieure de notre premier novembre, d’une date qui synthétise notre lutte depuis 1962 et brise à jamais cette situation coloniale Militaire-Civil.

Si le 1er novembre avec toute sa charge symbolique n’a pas réalisé le grand rêve de l’Indépendance, que faire pour que cette fois-ci on nous vole pas notre révolution? Pour cela, essayons de comprendre la stratégie adoptée en novembre 54.

La stratégie révolutionnaire repose sur trois fondements qui assurent sa réussite Organisation-Agitation-Insurrection- en vue de l’Indépendance.

Intégrale : Le hirak laisse un goût de révolte inachevée…

Mahmoud SENADJI : Le 1er Novembre, nous avons inversé radicalement la stratégie en commençant par l’Insurrection. C’est cette inversion qui peut expliquer pourquoi elle fut longue et complexe car elle a porté plusieurs guerres à la fois. Aucune Révolution ne peut faire l’économie de l’Organisation.

En faisant parler les armes en premier, la force des armes s’est imposée en 1962 et ensuite la force tout court. L’Armée des Frontières a imposé sa volonté par la force puis a répandu sa culture en remplaçant les Valeurs du Moudjahid par celles du Militaire : la culture de la domination, de la jouissance et de la spoliation a chassé celle du sacrifice et de la générosité. A cette force incarnée par le chef de l’Armée des Frontières Boumediene s’est ajouté la médiocrité incarnée par Chadli et puis le règne de l’Argent incarné par Bouteflika.

A eux trois, ils symbolisent les trois règnes de l’Algérie et les trois sont issus de l’Armée des Frontières. La Force, la Médiocrité et l’Argent sont les trois grands fléaux introduits par l’Armée des Frontières qui ont fini par déstructurer et dénaturer l’Algérien.
Que s’est –il passé le 22 février2019 ? Peut-on admettre qu’un peuple qui a défini ce système en 2001 par « Pouvoir assassin », lutte contre celui-ci depuis 1962, sait que le Président est interchangeable et que la réalité du Pouvoir n’est pas dans la façade civile sort pour demander le départ de Bouteflika ?

En 2011, José Garçon, dans son article l’Algérie sur un volcan soulignait, suite au Printemps Arabes, dans la bouche d’un manifestant algérien « Jamais personne n’aurait l’idée de crier « Bouteflika dégage », s’amuse Hakim. Ici, le Président est interchangeable ……….. mais Dégage pouvoir, dégage tout le monde….Bouteflika, Toufik, DRS ! »

Le présent en Algérie est tel que la population est quadrillée par la Police politique où rien d’important ne peut arriver sans que celle-ci ne soit l’ordonnatrice. Toutes les convulsions vécues par la société algérienne ne sont que la traduction des conflits vécus au sommet entre les clans qui composent le Pouvoir.

Si la raison de ces conflits reste la gestion de la rente et sa répartition, la source remonte à la guerre de libération 54-62 car c’est dans cette période que les clans se sont constitués et avec eux les complots et les crimes. Nous –L’Algérie du Peuple- payons jusqu’aujourd’hui le prix de cette Révolution inversée.

Les clans au pouvoir constituent une famille dont la seule hantise est la contestation radicale de leur domination par le peuple. D’où le travail incessant de la police politique pour le fragiliser, le domestiquer et le contrôler. Leur devise secrète : tout sauf le peuple ! La colère sociale n’a jamais déserté l’espace sociopolitique mais elle est toujours instrumentalisée par la police politique.

Force est de constater que depuis 1962 l’Armée impose sa volonté. Et nous voyons pour quel résultat. Ce slogan (la célébration fraternelle de l’armée et du peuple, en arabe-  ‏جيش ‏‏شعب خاوة خاوة-  dit l’armée, le peuple, sont frères)  a autorisé Gaid Salah à discourir depuis les Casernes. Puisque nous avons admis que nous sommes frères, l’Armée a pris le rôle du Grand frère. Et nous connaissons les ravages de la mentalité du Grand frère sur la famille. La seule volonté absente de la scène politique est celle du Peuple.

Intégrale : L’emblème Amagzigh était très visible pendant tout le Hirak. Où en est l’Algérie avec la question Amazigh ?

Mahmoud SENADJI : L’emblème Amazigh n’a fait qu’ajouter de la confusion. Au moment où le Peuple parle d’Indépendance on brandit l’emblème Amazigh. Face à une situation éminemment politique on soulève la spécificité culturelle. Le problème en Algérie est politique. L’Algérie est Amazigh comme l’est l’ensemble de l’Afrique du Nord. Les Arabes ne sont pas venus au Maghreb en tant qu’Arabes mais en tant que Musulmans. Parler l’arabe pour un Algérien ne signifie nullement qu’il se considère comme Arabe, mais simplement qu’il appartient à la Civilisation véhiculée par cette langue. Les Peuples ont avant tout une appartenance civilisationnelle qui dépasse de loin leur appartenance ethnique.

La naissance de l’Algérie moderne est intimement liée à l’existence du drapeau pensé et confectionné à Paris par le mouvement indépendantiste composé majoritairement de Kabyles. Le Drapeau a une signification politique qui couvre le vivre ensemble d’un peuple sur un territoire. Une révolution ne s’est jamais faite avec deux drapeaux. Aucune révolution ne peut aboutir avec deux drapeaux. L’emblème Amazigh s’affichera à côté du Drapeau Algérien pour incarner le Grand Maghreb comme l’est le drapeau européen pour l’Europe.

La sortie du « Hirak » est nécessaire pour rentrer dans la Révolution. Une révolution se pense. Elle commence en refusant d’utiliser le vocabulaire de son adversaire. Machiavélique dans son essence, passé Maître dans l’art de la manipulation pour succéder à lui-même, ce pouvoir n’ a construit ni une économie ni un Etat et de crise en crise il ne fait que fragiliser et fragmenter la société en l’exposant à tous les dangers.

Intégrale : Une dernière question, chargée d’espérance : comment, selon vous, sauver l’Algérie ?

Mahmoud SENADJI : De « Tahya al Jazaïr –Vive l’Algérie » en 1962, « Pauvre Algérie en 99 » à « L’existence de l’Algérie en question en 2021 », l’Algérie des Gangs représente un danger mortel pour la cohésion sociale et l’intégrité territoriale. La seule certitude dans la politique incarnée par cette mafia est que le pire n’est jamais à exclure. La dernière mission assignée à ce système antinational et antipopulaire est le démembrement de l’Algérie allant au-delà de la politique de la terre brûlée de l’OAS en 62. La mission urgente pour l’Algérie du peuple est d’épargner à notre pays ce désastre.

Pour cela, nous sommes sommés de libérer l’Algérie de ce pouvoir et de sa culture militaire mortifère.L’Organisation s’invite et s’impose à nous comme une condition salvatrice autour d’une stratégie révolutionnaire. Nous avons besoin, à notre tour, pour achever l’Indépendance manquée en 1962 d’un autre premier novembre. Une date qui signe le retour du Peuple sur la scène historique en tant qu’acteur décidé à imposer sa volonté. Deux différences avec Novembre 1954. Cette date sera le fruit d’un consensus, donc d’une organisation très large et d’une dissidence pacifique.

 

« Silmiya », comme arme révolutionnaire et stratégique car nous ne pouvons utiliser ce que nous condamnons chez notre adversaire : la force, et elle préfigure l’Algérie de demain où la force sera définitivement bannie du champ politique et donnera l’exemple aux peuples du monde. Mais ce qui l’identifie à l’esprit de novembre 54 est l’esprit de sacrifice.

A l’équation « Al Hogra-Al Harga » doit correspondre « Al-Hogra –Révolte » car dans la première équation, « « Al harga ne fait que renforcer la première, ne résout en rien l’impasse algérienne et ne fait qu’ajouter au désespoir du désespoir et des tragédies familiales car aucune famille ne peut se remettre ni faire le deuil d’un disparu en Méditerranée.

L’existence de l’Algérie est plus que jamais en question. Nous sommes dans l’Urgence. Etre, ou ne plus être Algérien !

 

(Entretien supervisé par Clara Schmelck, à Paris)

 

 

Mahmoud Senadji est philosophe, ancien professeur à l’école des beaux-Arts d’Alger et observateur politique

 

Voir aussi : « Algérie, le testament des décombres » (tribune de M.Senadji publiée en 2003 dans le quotidien français Libération)

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Farouk Atig
Farouk Atig, ancien grand reporter, conférencier et enseignant, dirige Intégrales

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