Russie : menace sur la mémoire

Mardi 28 décembre, la Cour suprême de Russie a prononcé la dissolution de Memorial International, l’ONG russe la plus ancienne, réputée pour ses travaux de recherche sur les répressions de l’époque soviétique.

Un rapport publié le 10 juin 2021 par la FIDH (Fédération Internationale des droits humains) et qu’Intégrale s’était procuré met au jour la politique de contrôle par le gouvernement russe des universitaires, journalistes ou ONG qui contesteraient le récit national officiel. Ce constat corrobore nos propres informations.

EN RUSSIE, LES HISTORIENS MENACÉS

Les historiens sont-ils actuellement en danger en Russie ?

Pour en savoir plus, nous avons interrogé plusieurs universitaires à Saint-Petersbourg. Tenant à l’anonymat, ils ont signalé le climat délétère de la recherche en Russie.

« Passe par Telegram. Mais même, ne me pose pas de questions directes. Ou alors n’attends pas mes réponses ! », me répond un équivalant maître de conférence d’une voix sèche.

« Est-ce qu’on est censurés ? ».
Silence au bout du fil Whatsapp. Car ils savent ce qu’ils risquent à bavarder.

En 2018, Sergueï Koltyrin, chef d’un musée local en Carélie et gardien du site de Sandarmokh, a publiquement critiqué les fouilles de fosses communes à Sandarmokh par la RMHS. Il a qualifié de « folie » l’hypothèse de la RMHS selon laquelle des soldats de l’Armée rouge auraient été exécutés et enterrés là.

Peu après, il a été arrêté, reconnu coupable de pédophilie et condamné à neuf ans de prison. Les amis de Koltyrin pensent que ces poursuites ont été organisées en « représailles » pour ses opinions. En mars 2020, un tribunal local a ordonné sa libération anticipée pour raison de santé. Cependant, le procureur a fait appel de cette décision, et Sergueï Koltyrin est décédé dans un hôpital pénitentiaire en avril 2020.

En 2018 encore, Andreï Joukov, expert en histoire militaire, a été reconnu coupable de haute trahison (article 275 du code pénal) et condamné à 12 ans et demi d’emprisonnement. Le procès s’est déroulé à huis clos et le jugement a été classé secret défense, de sorte que les chefs d’accusation demeurent inconnus. Selon les médias, Andreï Joukov était un expert de l’histoire des bataillons militaires russes et aurait partagé les résultats de ses recherches sur les noms et les emplacements de certains bataillons lors de discussions en ligne avec d’autres historiens spécialistes de l’histoire de l’armée.

Ces deux cas d’arrestations arbitraires d’historiens en exercice ont alerté la FIDH.

On le sait, les politiques mémorielles d’un État sont bien souvent corrélées à son respect des droits humains : dans une volonté de trouver une légitimité historique à leur régime, certains États n’hésitent pas à réarranger l’histoire de manière téléologique.

Pour falsifier le passé, ils imposent la censure de la recherche et des enquêtes et de sorte a étouffer toute approche de l’Histoire nationale qui viserait à en montrer les zones d’ombre, les imprécisions et les ambigüités.

Ainsi se multiplient arrestations arbitraires, poursuites, emprisonnements, de harcèlement et de campagnes de dénigrement visant les historiens, les journalistes, les ONG et tout autre “producteur d’histoire” qui ose contester le récit officiel, constate la FIDH dans son rapport.

La finalité de la FIDH est de chercher a à établir le lien entre producteurs d’Histoire et défenseur des droits humains, dans la perspective ou la transparence de la production historique est un droit universel qui permet (ou non) aux victimes d’obtenir justice et réparation.

Son prisme d’investigation est celui que l’historien Antoon De Baets appelle les « crimes contre l’histoire », expression désignant une série d’atteintes extrêmes à l’histoire perpétrées par des régimes autoritaires et totalitaires. Cette expression est particulièrement pertinente dans le cas de la Russie, où les autorités étatiques ont accordé un rôle de plus en plus central à la mémoire historique du passé soviétique dans un effort d’autolégitimation et de construction de l’identité nationale tout en foulant au pied les droits humains.

La méthodologie adoptée par la FIDH pour la publication du rapport est la suivante : avant la publication du rapport, elle a reçu le consentement éclairé des personnes interrogées qui nous ont autorisés à utiliser la totalité de leurs témoignages, recueillis lors des entretiens.

« Le rapport est basé sur une mission conduite en Russie en octobre 2020 et sur 16 entretiens, menés en personne ou à distance, avec des historiens, y compris des historiens membres de l’Académie des sciences, des représentants d’ONG, des journalistes, des militants, des avocats, et un ancien médiateur régional des droits humains et membre du Conseil présidentiel des droits de l’homme. »

Toutes les personnes interrogées ont été informées du fait qu’elles pouvaient choisir de témoigner sous couvert d’anonymat.

« Nos conclusions ont été corroborées et complétées par des recherches menées à Moscou et à Paris, notamment par l’analyse de rapports publics, d’articles et d’archives audiovisuelles. » tient à préciser l’organisme.

CRIMES CONTRE L’HISTOIRE

La FIDH estime que la systématisation de ces pratiques dans la Russie actuelle pourrait relever de ce qu’un historien appelle des “crimes contre l’histoire”.

En 2020, le récit officiel de l’histoire nationale a été gravé dans le marbre de la constitution, rappelle le rapport.

S’appuyant sur sa victoire à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, il s’agit de faire de la Russie contemporaine “l’héritière de l’Union Soviétique” et la garante de la “vérité historique”. Les récentes lois mémorielles restreignent la liberté d’expression au point de prohiber toute critique du régime soviétique dans sa conduite de la guerre face à l’Allemagne nazie. Des historiens comme Iouri Dmitriev sont ainsi persécutés tandis que les ONG internationales doivent faire face aux nouvelles législations sur les “agents étrangers”.

Le rapport identifie le récit historique dominant du passé soviétique poursuivi par le régime actuel, qui glorifie les succès de l’ère soviétique, en particulier la victoire dans la Seconde guerre mondiale, et marginalise ou relativise les atrocités commises à cette époque. Sur la base de recherches empiriques, dont 16 entretiens, notre rapport répertorie de manière exhaustive les actes répressifs qui constituent des violations des droits humains.

Il s’agit notamment de :
● la rédaction et la mise en œuvre de lois qui entravent le travail de la société civile, comme la tristement célèbre loi sur les « agents étrangers », ainsi que des lois mémorielles qui restreignent la liberté d’expression, notamment l’interdiction de critiquer les actions de l’Union soviétique pendant la Seconde guerre mondiale et d’insulter les symboles de l’État ;

● le déploiement de pratiques de censure, telles que l’impossibilité de publier des travaux de recherche sur certains sujets délicats, comme la collaboration avec l’Allemagne nazie, l’impossibilité de travailler avec des homologues étrangers, en particulier s’ils sont originaires des États baltes, de Pologne ou d’Ukraine ;

● la propagande d’un métarécit par la création d’institutions patriotiques, notamment la Société russe d’histoire militaire et la Fondation « Mémoire historique », et la diffusion de manuels d’histoire communs qui affirment entre autres choses que l’entrée en guerre de l’Union Soviétique date de juin 1941 et inculquent une vision patriotique du passé en créant un climat d’intolérance et de peur pour les historiens indépendants ;

● l’interdiction d’accès aux archives, qui entrave tout particulièrement le travail des historiens. Sur les 16 personnes que nous avons interrogées, 10 ont identifié les restrictions d’accès aux archives comme un obstacle majeur au travail mémoriel en Russie alors que d’autres ont rapporté que le culte du secret s’était considérablement accentué depuis le début des années 2000 ;

● l’augmentation des restrictions entourant les commémorations et autres événements publics, qui prennent la forme d’« encouragements » à ne pas les organiser tout en faisant preuve d’une grande tolérance face aux attaques d’acteurs privés ;

● l’incapacité à fournir des réparations matérielles ou symboliques adéquates aux victimes des crimes de l’ère soviétique et à leurs familles, ou à faire en sorte que les auteurs de ces crimes rendent des comptes ; et
● les campagnes de dénigrement, d’intimidation à l’encontre d’acteurs indépendants de la société civile, comme Memorial International, et les poursuites malveillantes à l’encontre d’historiens, notamment Iouri Dmitriev.

Le rapport analyse également les « crimes contre l’histoire » identifiés du point de vue du droit international des droits humains et du droit constitutionnel russe.

ATTEINTE AUX DROITS HUMAINS

La FIDH a identifié des atteintes aux droits suivants, toutes commises de manière systématique et organisées dans le cadre d’une politique d’État visant les producteurs d’histoire : liberté d’expression, liberté d’association et de réunion, droit à la vérité, droit au travail, droit à la liberté, droit à un procès équitable, droit de ne pas être soumis à la torture et autres formes de mauvais traitements, droit à la vie privée et droit à un recours efficace. Selon notre étude, l’ampleur de la persécution des producteurs d’histoire en Russie a d’ores et déjà atteint un niveau qui permet de les qualifier de « crimes contre l’histoire », surtout depuis 2014.

Enfin, le rapport formule des recommandations aux autorités nationales sur la manière d’améliorer la politique existante, d’abroger les lois qui portent atteinte aux libertés et qui mettent à mal la capacité et l’aptitude des historiens, des militants, des journalistes et des ONG de travailler sur les questions liées à la mémoire historique en Russie. Les recommandations contenues dans

« Le monopole du récit historique est ainsi devenu un pilier de stabilité essentiel de la Russie moderne : quiconque osera la contester s’expose désormais. » conclut la FIDH.

Image en une : devant le siège du journal ”Isvestia”, Moscou, 2019. (copyright Intégrale, Clara Schmelck)

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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