Boycotter Twitter ?

Les frasques d’Elon Musk, qui a racheté Twitter il y a deux mois, interroge sur la pertinence de l’utilisation de la plateforme par les journalistes.

Les journalistes et les chercheurs utilisent Twitter depuis 2009 pour rendre visibles leurs enquêtes et leurs travaux, partager leurs sources et sonder leurs cibles. Ce site en ligne a ainsi permis à des journalistes indépendants et aux universitaires précaires de bénéficier sans contrepartie financière ni chantage à la visibilité d’une exposition indispensable à la poursuite de leurs investigations.

Twitter permet en outre aux femmes et aux minorités à travers le monde de revendiquer ouvertement leur droit de ne pas être traités comme des êtres inférieurs en société.

En cela, la plateforme a agi pendant une décennie comme un instrument de démocratie. Le site de l’oiseau bleu a fait éclore les Printemps Arabes, #BlackLivesMatter et #MeToo.

Mais, Twitter a été racheté fin octobre par le fantasque Elon Musk pour 44 milliards de dollars.

Début décembre, le milliardaire a suspendu une douzaine de comptes de journalistes américains indépendants, du New York Times, du Washington Post et de CNN, au motif que ces comptes Twitter renvoyaient vers le site « ElonJet » qui donnait des coordonnées de géolocalisation de l’avion d’Elon Musk en temps réel. Selon Musk, ce mode opératoire contrevient aux règles de Twitter Un mois plus tôt Elon Musk déclarait pourtant « Mon engagement en faveur de la liberté d’expression s’étend au fait de ne pas interdire le compte qui suit mon avion, même si c’est un risque pour la sécurité personnelle ». Le lendemain de la suspension des comptes des journalistes déplaisants, Elon Musk a fait un sondage sur Twitter pour décider s’il fallait réintégrer les comptes suspendus. A l’issue des résultats de ce sondage, les comptes concernés verront leur suspension levée.

L’illusion Mastodon

Alors, les journalistes feraient-ils mieux d’ouvrir un compte sur Mastodon ? L’expérience utilisateur de la plateforme décentralisée est pénible. Il est très difficile d’accéder, comme sur Twitter, à des comptes et à des contenus qui ne sont pas dans notre sphère très restreinte d’intérêt. Les informations visibles sont, pour la plupart d’entre-elles, racontées depuis le même point de vue avec le même champ lexical. Il n’est pas aisément possible, comme sur Twitter, de s’ouvrir aux autres visions du monde grâce à une recherche via un simple hashtag. Au bout de quelques jours de circulation sur Mastodon, le « fil d’informations » d’un membre ressemble à un marigot boueux en plein brouillard.

Sur Mastodon, les journalistes ne parlent qu’a un public acquis, et souvent très dogmatique. L’expression de la contradiction y est difficilement tolérée.

De plus, la modération est également un problème sur le site. Si une communauté jugée toxique vient à éclore, il revient aux administrateurs d’instances de «les mettre immédiatement sur une liste noire». On comprend vite que les abus sont aussi possibles : n’importe quel administrateur peut se permettre d’ostraciser et d’évincer un « Mastonaute » sur critère politique. La décentralisation de l’administration de la plateforme n’empêche pas l’obstruction à la liberté d’expression.

Et si le mieux était de rester sur Twitter tout en luttant pour la liberté d’expression et la pluralité de points de vue sur cette plateforme qui rassemble des millions de personnes très diverses partout dans le monde ?
En Europe, nous disposons d’instruments législatifs puissants.

Thierry Breton, en qualité de commissaire européen au marché intérieur, a commenté la décision d’Elon Musk de suspendre le compte Twitter de journalistes, décision qu’il juge contraire au Règlement.

« La réponse à la suspension des comptes de journalistes par @elonmusk ne doit pas être d’abandonner Twitter. Ce serait le laisser gagner. Mais il est urgent d’empêcher un seul homme de détruire Twitter. Il faut imposer une régulation démocratique des contenus & sanctionner Musk. » a tweeté la spécialiste des médias et professeure à Sciences Po Julia Cagé.

La solution européenne est celle de la régulation. En 2023, le Digital Service Act est la réponse de l’UE aux plateformes dérégulées.

Twitter interdit dans l’UE ?

Le DSA prévoit que la Commission peut, en cas de violation grave et persistante, il sera possible de demander au régulateur compétent de saisir le juge pour lui demander d’ordonner la restriction temporaire de l’accès des utilisateurs à la plateformes.

Le Digital Services Act, en vigueur depuis le 16 novembre dernier, ne s’applique pas encore à Twitter : les obligations prévues par le DSA devront donc être respectées par Twitter courant 2023.

Lorsque le DSA s’appliquera à Twitter, il sera possible à la Commission || prononcer des amendes pouvant aller jusqu’à 6% de son chiffre d’affaires mondial.

La possibilité de voir Twitter « banni » de l’Union Européenne est donc réelle.

L’article 82 du DSA prévoit que que la Commission peut, en cas de violation grave et persistante, demander au régulateur compétent de saisir le juge pour lui demander d’ordonner la restriction temporaire de l’accès des utilisateurs à la plateformes, cela conformément à l’article 51, paragraphe 3.

La France pourrait également infliger à Elon Musk des sanctions si ce dernier prononçait des suspensions à l’égard d’utilisateurs français, et notamment des journalistes. L’autorité de régulation des réseaux sociaux, l’ARCOM interviendrait.
Le législateur a anticipé sur l’adoption du DSA en adoptant, au cours de l’été 2021, la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République ».

Comme le rappelle Florence Gsell, cette loi a introduit par avance dans le droit français un grand nombre de dispositions devant figurer dans le Règlement européen (notamment l’article 6-4 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique).

Le 18 décembre au soir, Jean-Noël Barrot, le ministre Français chargé de la transition numérique, a tweeté : « Pendant que le monde entier regardait la finale, @Twitter modifie ses conditions générales d’utilisation pour interdire l’évocation d’autres réseaux sociaux sur sa plateforme. Une pratique contraire à la liberté d’expression qui sera illégale en Europe dès 2023 grâce au DSA. »

Musk est prévenu : la France n’est pas une zone de non-droit.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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