Actualisé le 11 mai 2023.
France Culture donne la parole à des femmes qui confient regretter l’expérience d’être mère. A l’ère post #MeToo, c’est l’occasion de lever des tabous jusqu’à présents inaudibles. Mais, le choix du primat de l’immersion sur l’analyse, mettait-il pleinement l’auditeur en condition de comprendre ces femmes qui étaient persuadées que leur progéniture allait être un produit d’investissement social satisfaisant ?
Soutenir les mères et cesser de les juger : en finir avec le tabou de la maternité malheureuse
« 10 femmes, 10 témoignages pour raconter le regret maternel et tenter d’appréhender un sujet aussi tabou que méconnu. »
« Mal de mères » de Stéphanie Thomas, est désormais disponible en format poche aux Editions Radio France et Editions Points.
L’ouvrage, très informé, documente sans tabou la condition actuelle des mères comme rarement cela a été fait jusqu’à présent.
Des femmes confient qu’elles regrettent d’être mères. Regretter signifie souhaiter qu’ait été absent ce qui est déjà présent. Ces femmes conçoivent qu’il aurait été préférable qu’elles n’aient pas donné naissance à leur enfant et donc que cet être humain actuellement vivant n’ait jamais été inscrit dans ce monde.
On note à cet égard que le livre ne donne pas la parole à des mères qui éprouvent le remords d’avoir enfanté un individu devenu haineux envers elles ou destructeur envers la société (truand, meurtrier, violeur, terroriste…). Dans ces cas de figure, la mère est dépassée par une relation parent/enfant qui est rompue non par elle mais par l’enfant.
L’écoute de l’émission de radio ne produit pas le même effet que la lecture du livre. Si le livre nous documente, l’émission nous immerge. La voix va directement aux sens. L’effet est brutal.
France Culture consacre une émission à la condition maternelle malheureuse à l’appui de cet ouvrage, dont la lecture se prolonge avec le documentaire de Stéphanie Thomas pour Les Pieds sur Terre.
La radio publique s’est emparée d’un sujet de société encore peu abordé sous cet angle. En réaction aux ribambelles de mamans parfaites qui s’affichent tout sourire sur Instagram, entourées de leurs adorables enfants avec du chocolat partout autour de la bouche mais sans une tache sur leur polo blanc, la station de radio publique souhaite déconstruire l’idée que la maternité est paradisiaque. Et si ces « stories » Instagram étaient, pour certaines, les images radieuses d’un amour feint ?
On apprend, par la voix de différentes femmes, que la condition de mère est un enfer pour lequel les mamans n’ont pas signé et dans lequel elles estiment ne pas avoir mérité de vivre.
La pandémie nous l’a encore montré : avoir charge de famille est une expérience semée d’imprévus et de crises familiales à surmonter. Discuter à l’antenne des solutions à inventer face au « burn-out » (épuisement) parental pour avertir, conseiller et rassurer les jeunes, femmes et hommes, est d’utilité publique.
La parentalité n’a rien d’évident, et les aléas de la vie ne sont par définition pas prévisibles. Il est humain d’être parfois amer, fatigué, de s’impatienter, d’avoir besoin d’aide et d’encouragements. Une femme n’a pas à être méjugée par la société quand elle expose ses difficultés et de ses échecs éducatifs. Il faut tout un village pour élever un enfant, dit le proverbe, et cela quelle que soit la configuration de la strate parentale (hétéro-parentale homo-parentale, solo-parentale, recomposée…).
Aussi, demander aux auditeurs d’écouter des mères vulnérables pour mieux comprendre ces femmes démunies a tout son sens : l’antenne publique ouvre un espace serein de discussion au sujet de la condition maternelle expurgé de jugements de valeur accablant les femmes qui agissent de leur mieux avec leurs enfants.
Dans certains cas, le lien avec le bébé ne se noue pas immédiatement, ce qui ne manque pas de semer pendant un certain temps l’inquiétude et le doute dans le cœur de la mère. Ce sujet, abordé dans les témoignages, est important dans une émission de radio publique sur la condition de mère.
Mon enfant, ce désir, ce regret
Le premier témoignage de l’émission, est particulièrement douloureux. C’est celui d’une femme, Sylvie, séquestrée et physiquement forcée par son mari à avoir deux enfants.
Puis, l’angle obtus de la revendication du droit à regretter d’être mère amène l’émission à donner brusquement à entendre des voix de mères qui étaient d’ordinaire jugées inaudibles.
« Elles racontent comment la maternité les a accaparées, a empiété sur leur temps et grignoté leurs rêves, les a enfermées enfin dans un rôle qui n’était pas fait pour elles. »
« Un rôle ».La motivation de ces femmes à activer leur maternité sans le désirer intimement est donc sans ambiguïté l’affirmation d’un statut social de mère. Pendant des générations, jusqu’au tournant des années 2020 environ, avant #MeToo, la pandémie et la récession mondiales, il était attendu de la part d’une jeune femme, en guise de rite de passage, qu’elle active la fonction de gestation de son corps pour faire au moins un enfant, sinon deux ou trois, dans une fenêtre de sa vie allant entre ses 20 et 30 ans.
Le statut social de mère, hautement valorisé, était attractif car il devait permettre à une jeune femme de se positionner dans la société : être mère lui permettrait avant tout de gagner en respectabilité auprès de sa famille – voire même d’éviter d’y être exclue ; de se classer comme adulte par rapport à ses proches en mentionnant ses enfants dans des conversions et sur des albums photo (amis, collègues…) ; de s’intégrer plus facilement dans des cercles d’amis parents pour organiser des sorties, des dîners et des vacances ; enfin, faire des enfants dans une optique de classement social était aussi un moyen de sceller durablement une relation de couple afin d’augmenter son niveau de vie ostentatoire (acquisition immédiate d’un logement deux fois plus grand, possession d’une voiture…) et de se ranger socialement.
Si le contrôle des naissances et les politiques de santé publique existent depuis plus de cinquante ans en France, l’affectation tacite de la jeune femme à la fonction de mère est demeurée la norme sociale, expliquent les témoins de l’émission à l’auditeur ainsi que d’autres femmes de plus de 25 ans que nous avons interrogées en parallèle.
Il était donc convenu d’aménager socialement sa vie de femme compte tenu de cette injonction.
Jusqu’au tournant des années 2020, il était conseillé aux jeunes filles françaises issues de tous milieux d’obéir à « l’horloge biologique », sans se poser fermement la question de l’amour véritable et pleinement réciproque au sein du couple. Les femmes étaient tenues de « ne pas trop jouer les difficiles » sur le choix du père du futur enfant. L’union n’était pas arrangée par les familles, mais, en cas de défaut d’amour, précipitée par l’urgence supposée de procréer. Les mères étaient tenues de « prendre sur elles », « mettre leurs idéaux de côté » et « faire des concessions ».
Ces vingt dernières années, ces jeunes issues des classes moyennes et de la bourgeoise étaient tacitement autorisées à repousser l’âge de la maternité, de 25 à 30 ans, afin qu’elles puissent finir leurs études supérieures et commencer correctement une carrière. Mais pas question d’y renoncer s’il on voulait s’assurer un statut social valorisant d’adulte pleinement solvable.
Est-ce le tournant #MeToo qui a fait de l’amour réciproque et de l’exigence d’une relation de couple de qualité en continu un leitmotiv neuf en France ? Quand pourra t-on partir du postulat que toute femme majeure soit fondée à exprimer une volonté propre même en matière de maternité, au delà d’un simple consentement cédé à la société ?
Dans cette configuration stratégique par contrainte sociale, il est probable et totalement normal que l’enfant à venir n’existe pas en tant que représentation d’un être aimé inconditionnellement. Il n’est probablement pas un être né d’un amour sincère entre ses parents, et ne sera pas un être à aimer petit à petit au fil de la vie. On comprend alors rapidement comment une mère développe ce qui est humainement épouvantable : le regret ferme, absolu, irrévocable et affiché, de voir son propre enfant pourtant programmé, né sans intention, exister et évoluer en ce monde.
« On a un être 100% dépendant de nous. On n’a plus de liberté, on n’a plus de spontanéité. » se plaint une jeune femme au micro, sur un ton vindicatif.
La mère qui n’a pas émotionnellement désiré l’être dit que son enfant porte atteinte à sa liberté et représente une charge incommensurable à supporter. Avec une légèreté déconcertante, l’enfant est ainsi décrit par sa propre mère comme un tiers nuisible. L’auditeur ne sait pas de quelle manière cette mère entend se débarrasser de cet encombrant ni à quelle échéance, car France Culture n’ose pas lui demander de poursuivre son raisonnement.
L’enfant n’est pas reconnu comme un don mais clairement identifié comme une arnaque. De ce fait, il paraît légitime aux yeux de la mère de se désengager sans gêne de sa relation émotive avec son enfant.
En l’occurrence, France Culture tend le micro à des jeunes femmes dont les enfants ne posent pas de problèmes insurmontables à leurs parents. Elles vivent dans un environnement protégé et en paix. Elles sont aisées, éduquées, connectées et entourées. Ces jeunes femmes privilégiées reconnaissent avoir accepté d’être mères mais elles restaient persuadées que l’avantage conféré par ce statut serait supérieur aux contraintes qui l’accompagnent.
Ces personnes dotées d’un triple capital financier, social et intellectuel n’ont plus envie que la société, qui les encourage à être mères quoi qu’il en coûte, leur fasse grief de leur inconséquence.
Elles n’ont plus envie de taire leur regret ni de le cacher à leur enfant, et encore moins d’en porter la responsabilité morale. Aimer l’enfant dont on a voulu être la mère n’est pas un devoir. Il n’y a pas d’engagement ni de responsabilité affective à porter envers son enfant sous prétexte que l’on a sciemment décidé d’engager un processus de maternité.
Une telle relation parent/enfant n’est pourtant pas questionnée par France Culture : c’est l’enfant qui doit correspondre aux projections de la mère en lui fournissant toute sa vie une « expérience maternité » socialement valorisante et non l’adulte qui doit accueillir l’enfant dans sa vie pour construire chemin faisant une relation aimante avec lui.
La jeune femme mère est l’investisseuse dont le produit, l’enfant, est un agent de positionnement social.
L’indice de rétribution symbolique, qui entre en jeu dans le calcul du capital social de la mère, l’adulte contemporaine le mesure au quotidien et en temps réel : maintien d’une position de maîtrise dans les conversations avec les autres adultes (famille, proches avec ou sans enfants, professeurs, entraîneurs…) ; degré élevé de visibilité des activités des enfants dans les cercles de parents ou sur les réseaux en ligne (réactions, partages, qualité des commentaires) ; conservation de la relation de couple le plus longtemps possible après la naissance de l’enfant.
L’émission aurait dû fournir un élément de contexte important : Depuis une quinzaine d’années, la pression sociale à devenir mère est largement documentée et critiquée.
En effet, depuis la généralisation de l’usage des réseaux sociaux, grands-mères et mères des jeunes femmes n’hésitent plus à aborder avec elles les aspects les moins attrayants du rôle de maman et à évoquer le manque d’implication fréquent du conjoint masculin dans les tâches du quotidien.
Les témoignages sans tabou de jeunes mamans et papas débordés abondent sur les réseaux sociaux. De nombreuses femmes n’hésitent pas à composer des “threads” Twitter (fils de discussion) et à réaliser des « stories » sur Instagram et sur TikTok détaillant la désagréable prise de poids après la grossesse ; les troubles affectifs dont elles ont souffert post-partum ; le coût de la vie en famille assumé à parts égales entre les deux adultes ; les pénibles disputes de couple liées à l’éducation ; la gestion du quotidien ; les inexorables difficultés économiques subies suite à la séparation quasi inévitable d’avec le conjoint.
Toutes ces vicissitudes bien identifiées s’anticipent, à moins d’avoir la prétention d’être supérieure au point de se situer au-dessus de tous les soucis du monde.
En outre, la condition de mère est mise en perspective critique dans la presse, sur Netflix et au cinéma.
Il ne s’agit pas de « noter » l’expérience maternité comme on évalue une expérience ou un produit sur un site de voyage, sur Amazon ou sur UberEats mais de cesser de maintenir les jeunes filles et femmes dans des illusions qui pourraient les pousser à éprouver l’irréparable : le regret assumé de leur enfant.
De plus, l’émission n’enquête pas sur la manière dont les enfants regrettés vivent leur relation avec une mère qui ne déplore leur présence au monde. Ce basculement de point de vue aurait permis aux plus jeunes auditeurs et auditrices de saisir l’importance de faire des choix lucides et éclairés quant à leur vie à venir.
Jusqu’à quel point l’expression du regret de l’adulte atteint-elle l’enfant idéalement anéanti ? Comment chaque enfant, à sa manière, arrive t-il à vivre au quotidien avec une mère qui l’a définitivement frappé de déchéance affective ? A qui peut-il se confier ? A l’adolescence, certains enfants programmés et regrettés pensent-ils à se tuer ou à se venger ?
Comment aider les enfants désaffectés arbitrairement par la personne qui leur a transmis la vie à exprimer cette blessure irréversible et adapter la réponse publique d’aide à l’enfant ?
Par quels moyens accompagner ces femmes pour éviter qu’elles ne récidivent le même processus (programmation d’un enfant, enclenchement d’une grossesse puis refus de reconnaître affectivement l’enfant) ?
L’émission ne cherche pas non plus à savoir si l’autre parent vient en aide affectivement à cet enfant commun, ou encore s’il essaye d’apaiser sa conjointe/ex-conjointe pour le bien de l’enfant.
Surtout, l’épisode radiophonique ne pose aucune question sur l’implication éventuelle de cet autre parent dans le sentiment de regret de la mère.
Dans les couples pourris où les membres ne se sont pas associés par amour véritable mais dans un objectif plus ou moins avoué de positionnement social, les avantages sociaux et économiques à avoir des enfants sont nombreux pour les hommes, quand la pénibilité de la charge éducative reste minimale. Dans la majorité des couples hétérosexuels ainsi factices et hypocrites, l’homme, instrumentalisé – réduit à une fonction de procréation et à une caisse de financement, est tenté d’abuser de la pression sociale qui pèse sur les femmes. Faute d’amour, la bassesse s’installe. Il sait qu’il peut sans effort retirer l’avantage de conserver une relation de domination sur une femme, en lui imposant – en insistant et sous forme de chantage implicite à huis clos – d’effectuer des prestations domestiques non imposables et non rémunérées (ménage, blanchisserie, livraisons, restauration à table, secrétariat, figuration, voire rapports sexuels sans désir… ) – services qu’elle consent à lui fournir si elle veut à tous prix maintenir son rang de mère en couple. Le second objectif est d’assoir en société un statut d’adulte responsable, de sympathique père de famille.
Au passage, la station de radio progressiste aurait pu relever que ce modèle de couple qui fabrique une famille sans amour est la ruse la plus efficace du patriarcat le plus outrancier et destructeur pour l’harmonie des familles : l’homme, en position de force puisqu’il n’est pas soumis à l’injonction de paternité dans les premières années de sa vie d’adulte, peut s’autoriser à loisir des comportements de domination sur la femme qui n’a pas le choix sous peine de subir l’ostracisme de toute la société.
La femme sans enfant et la mère célibataire sont restées deux figures répulsives jusqu’au tournant des années 2020.
Résultat : de nombreuses mères sont rapidement usées, épuisées et ruinées au fil des années car aucune des charges qui lui incombent ne se traduit par des emplois rémunérés et protégés conformément au droit du travail (horaires fixes et congés ; droit d’exprimer un différend ; droits au chômage, à la sécurité sociale et à la retraite). En plus de ce travail gratuit qui réduit ses opportunités de carrière, elles payent avec leur salaire, la moitié des charges familiales, charges qui ont augmenté ces dernières dizaines d’années.
Ces mères sont de facto privées de loisirs, d’achats personnels et de fonds propres pour faire des projets. Seules les femmes issues de familles très privilégiées peuvent disposer d’un pécule personnel, sans que le conjoint n’intervienne dans la gestion de ce capital-autonomie. Mais là encore, ces femmes puiseront dans cette ressource pour s’alléger la vie à la maison et compenser ainsi de leur poche la part de travail domestique que le conjoint ne fait pas, en embauchant des baby-sitters, des adjointes de ménage et en se faisant livrer les courses.
C’est en consentant par intérêt mal évalué à cette configuration inconséquente du couple que de jeunes adultes laissent prospérer les violences au sein des familles. Les politiques publiques d’aides aux mères, exemplaires en France (allocations, santé et scolarité gratuites pour les enfants…), seraient bien plus efficaces si les citoyens adultes qui en bénéficient étaient plus lucides et honnêtes sur leurs choix de vie, surtout lorsque ces choix mettent en jeu la vie d’êtres humains.
Sur toutes ces questions sociales majeures qui concernent concrètement l’ensemble des citoyens, silence radio.
Le « regret », encore une charge mentale que seules les femmes assument
Si l’émission se place émotionnellement du point de vue de ces jeunes mères, elle ne prend pas la peine d’analyser rationnellement la cause du sentiment de ces femmes envers leur enfant, objet de désir devenu, sous le fait de leur déception, objet d’aversion radicale.
Ces privilégiées qui ont grandi dans les années 2000 étaient entourées et renseignées sur les charges domestiques et mentales des mères et sur la place de la femme dans un couple fabriqué dans une optique de classement social. Mais, la maternité était la seule preuve tangible donnée à la société qu’elles n’étaient ni « des déchets » qu’aucun homme ne veut fréquenter, ni des objets de consommation pornographique. C’était la seule manière de se faire une place dans le monde.
Ces femmes qui reconnaissent implicitement porter la responsabilité d’avoir spéculé leur vie sociale en mettant en jeu le devenir affectif d’un être vivant à venir demandent à ne pas être jugées moralement pour cela.
Critiquées, comparées, banalisées, consommées avant d’être rejetées par leur conjoint, ces jeunes femmes se sentent abusées.
Et voilà qu’elles s’estiment à présent victimes d’un manque de rétribution symbolique de leur rôle de mère, car celui-ci ne leur offre même plus toujours la possibilité de bénéficier d’une visibilité plébiscitante.
Les mères de famille sont placées désormais plus que jamais en compétition les unes avec les autres pour savoir laquelle offre l’éducation la plus complète à ses enfants. En parallèle de la concurrence locale, sur les réseaux sociaux, la concurrence mondiale est de plus en plus rude entre les mères qui auront les photos les plus originales et les plus jolies.
En 2022, l’enfant parfait sourit sur Instagram, quand l’adulte défait pleure sur France Culture.
Objectivement, la maternité de ces femmes n’a jamais été aussi sacrificielle, contrairement à ce à quoi elles s’attendaient en acceptant de devenir mères dans les années 2000 et 2010.
Il manquait donc une donnée actualisée qui aurait été indispensable à ces futures mères : la différence entre le bénéfice social que représente le statut de mère et l’investissement consenti à travers l’expérience maternité.
Les femmes concernées n’ont pas conjecturé ce risque avant de déclencher leur parentalité, et il est tout à fait probable que personne n’ait eu l’honnêteté de les en informer à temps. Le cours du statut social de mère suit une tendance baissière.
Il y a un second fait majeur qui ne reste désormais plus sous silence sur les réseaux sociaux et dans les discussions entre jeunes femmes : la disproportion persistante entre la « balance parentale » pères/mères dans les cas où le père ne prend pas sa part de responsabilités au quotidien. Ce sont donc les femmes qui ont, seules, à assumer le « regret » de l’enfant. Encore une charge mentale supplémentaire qu’elles ne veulent plus taire. D’où le choix de témoigner à la radio sur un ton assuré et détaché pour provoquer le choc.
Car ces mères qui témoignent concourent seules, exténuées, désormais dans l’indifférence générale (« avoir des enfants est un choix à assumer », leur dit-on), avec – dans les cas où elles ne sont pas mères seules – la charge du couple à assumer sous peine de séparation et donc de difficultés financières supplémentaires. Et cela, elles veulent enfin le faire savoir à la radio, sans filtrer leur parole.
En réalité, le regret de ces mères expriment en même temps un regret d’exister elles aussi. Envoyées au casse-pipe par une société qui continue à les assigner à un rôle de génitrice et d’éducatrice sacrificiel mais ne leur témoigne en retour plus aucune reconnaissance, elles éprouvent un rejet de leur enfant dans un geste de désarroi devant leur propre vie. Leur enfant n’existe pas à leurs yeux comme personne indépendamment d’elles parce qu’elles ne s’éprouvent même plus elles-mêmes. Elles refusent de reconnaître affectivement l’existence de leur enfant parce qu’elles ne se reconnaissent plus elles-mêmes.
Leur seule consolation : capitaliser sur leur regret d’être mères, en se vantant de subir les enfants qu’elles ont voulus à travers des témoignages médiatiques, des podcasts dédiés ou des posts. Cette inversion de la charge de responsabilité (ce sont les enfants qui sont coupables de vivre) peut s’avérer une stratégie payante car elle bouleverse la morale (il est amoral de faire l’apologie du désir que ses propres enfants n’aient jamais existé).
Les témoignages très crus de ces mères convoquent les fondements de la philosophie politique libérale humaniste : le comportement des témoins à qui le micro est donné tend à prouver que l’absence de liberté individuelle effective peut avoir pour effet le rejet relationnel radical de ses propres enfants. Un enfant né sous la contrainte sociale faite aux femmes n’est pas à l’abri d’une expulsion affective maternelle. Il est menacé à tout instant de sa vie d’enfant puis d’adolescent d’être déclaré objet de regret, c’est à dire d’individu dont la procréatrice volontaire juge que l’existence aurait dû ne pas advenir.
France Culture aurait gagné donc à analyser ces témoignages afin d’aider les auditeurs à reconsidérer ces femmes, au delà de la violence inouïe que signifie regretter son enfant et de le lui faire comprendre. Cette succession de prises de parole sans mise en perspective journalistique crée l’effet inverse que celui désiré par France Culture vis à vis de ces mères en regret : l’horreur et non la compassion.
Renversement du procédé narratif
En réfléchissant après avoir lu le livre et réécouté l’émission, on s’aperçoit que faire des enfants sans désir intime ni sans amour n’a jamais été un plan aussi risqué. Pour les femmes, l’apparente maîtrise de la maternité planifiée et gérée n’est pas une manière interessante d’aménager leur vie sociale. Ce n’est au contraire qu’une voie d’avilissement mortifère pour soi-même et pour autrui.
Mais cette conclusion cathartique, utile aux plus jeunes, l’émission ne la prononcera pas. Elle laissera l’auditeur suffoquer seul dans la Tolomea, zone profonde des enfers dont il ne sortira pas sans vertiges. L’auditeur comprendra avec stupeur que la femme a le pouvoir irrépressible d’activer à répétition les fonctions de son corps pour infliger, par un désengagement relationnel ouvert et assumé, une souffrance perpétuelle à l’enfant qui va naître : c’est la pro-création destructrice.
Le story telling de cette émission sur la maternité regrettée opère un renversement dans l’art du récit tragique.
Le récit bâti exclusivement à travers les témoignages des mères et non de leurs enfants regrettés, ne cherche pas à ce que l’auditeur s’identifie à la victime innocente, l’enfant impuissant face à cette sentence injuste et définitive, prononcée sans jugement, car hors du cadre des lois.
Les contes pour enfants sont écrits du point de vue des personnages qui triomphent des dragons, des sorcières et des ogres.
Il s’agit désormais de changer de point de vue narratif et de donner enfin l’antenne aux monstres.
Le procédé fonctionne à merveille dans le contexte d’une économie de l’attention : l’identification désinhibée à un protagoniste qui choque pousse l’auditeur, captif, ahuri et grisé, à écouter l’émission en entier. Au prix de laisser intacte la structure patriarcale de la famille dans sa forme la plus destructrice pour les mères, les pères et leurs enfants, et de transmettre à l’auditeur une image abominable de la femme.
Désirer être soi-même
Il faut lire en parallèle l’enquête du Figaro sur ces femmes qui regrettent de ne pas être mère et d’avoir adopté, par consolation, la posture radicale de la « Wonder Woman » sans enfant, « childfree ».
L’article de Magdelonne de Gestas expose le cas de jeunes femmes – issues des milieux intellectuels des grandes villes – qui désiraient viscéralement être mères, et qui ont renoncé à cette expérience humaine, cela évidemment non par idéologie mais faute de moyens matériels, hantées par la crainte fondée de subir une condition de femme dépendante d’un époux/conjoint père, géniteur dont elles seraient inéluctablement à la merci (violences physiques, morales et/ou économiques). Résultat : elles passent complètement à côté de leur vie.
En France, il reste beaucoup à faire pour permettre aux femmes de concilier autonomie (la carrière) et la maternité épanouie (le fait d’être mère par désir intime de l’être).
L’émission de France Culture et l’enquête du Figaro soulignent en creux l’importance de mettre en place en France une politique de la famille qui soit indissociable d’une politique d’équité entre les sexes.
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