A Alger, on a coutume de dire que si Bab El Oued (quartier populaire de la capitale algérienne, ndlr) s’enflamme, tout le reste du pays lui emboîte le pas comme une traînée de poudre. Et dans ce cas de figure, le pire est à craindre pour les puissants qui s’imaginent intouchables. Ce fut le cas à au moins 7 reprises ces trente dernières années, sept occasions estampillées dans la mémoire collective et que les livres d’histoire ont jugé inutile de consigner. Il y eut bien sûr la décennie noire et son lot d’exécutions sommaires, de bains de sang, d’exécutions politiques maquillées en terrorisme, les révoltes de 2001, celles du milieu des années 1980 et j’en passe.
Mais depuis deux ans, ce quartier populaire niché au cœur de la capitale et au pied de la légendaire Casbah qui tombe en ruines, a le cœur ailleurs, comme c’est le cas pour le reste des Algériens. N’y voyez pas pour autant une forme de résilience à géométrie variable ni même de l’opportunisme chétivement coordonné. N’y voyez pas non plus de la lassitude, de la peur, ou de la crainte : ces dénominatifs -sans faire de l’angélisme- ne font pas partie ni de l’histoire algérienne, pas plus que de son ADN. La réponse est ailleurs, elle aurait même de quoi interpeller dans la nation la plus vaste d’Afrique dont le sous-sol regorge de richesses et pourtant la triste vérité s’exprime en ces termes si simples : les Algériens ont faim. Et si ce n’était que cela. Les Algériens ont faim, mais les Algériens ont aussi tous les diables contre eux dès lors qu’il est question de trouver un toit à leurs enfants.
Fait presque inédit chez ce peuple bardé de cette fierté impérieuse qui leur a -quand l’occasion l’exigeait- ouvert les yeux et donné l’énergie d’en découdre avec ceux qui les réduisaient au silence. Les Algériens pleurent, à la faveur de l’atavisme politique institutionnel et surtout du climat de défiance compréhensible à l’égard de leurs dirigeants. Ils pleurent leurs enfants happés sauvagement par le grande bleue sur des embarcations de fortune qui n’étaient pas destinées à les mener à bon port.
Cette inertie qui est aussi de la brutale violence fait que les Algériens ont fini par se murer dans un silence qui ne leur est pas coutumier. Deux ans après l’asphyxie programmée du « Hirak » qui promettait des perspectives nouvelles, c’est à n’y rien comprendre. La vérité c’est que face à un pouvoir qui phagocyte, menace, muselle et interdit à tout-va, il a fallu faire des compromissions, se contenter de l’ouvrir en silence, contester aux comptoirs des zincs surpeuplés d’hommes sans moufter plus que de raison. Et ce diagnostic navrant n’épargne pas même ceux qu’on aurait cru incapables de rendre leur dernier souffle ou de jeter les armes.
La presse nationale est définitivement mise sous scellés, les associations de défense des droit de l’homme au piloris, quant à la presse étrangère, elle se contente de faire le minimum, car la diplomatie du silence compromet toute velléité de faire normalement son travail, car ce travail les dirigeants d’aujourd’hui et libérateurs de 2019, est considéré comme de la nuisance au mieux, comme du terrorisme dans le pire des cas. C’est en cela que le cas égyptien est semblable à celui qui consume l’Algérie, en ce sens que l’armée omnisciente et omnipotente souffle le chaud et le froid, terrorise, menace, mais ne protège pas, de sorte que ses prérogatives sont biaisées de facto.
Alors que s’est-il donc passé pour que l’Algérie, après avoir définitivement écarté les lieutenants et jusqu’aux tenants d’une mafia politico-financière coordonnée par le clan Bouteflika et certains généraux, en soit revenue à un stade encore pluslamentable sur le plan démocratique que celui qui était le sien au milieu des années 1980 ? Si les réseaux sociaux aussi sont muselés, c’est que l’Algérie des généraux a peur. Elle a vidé toute forme de ressource contestataire venant de l’intérieur et se prépare donc à une contre-offensive de la diaspora. Elle n’a pas tort de le croire, et d’une certaine manière, la partie est loin encore d’être gagnée pour elle. Espérons-le du moins.
Si l’on se paie le luxe d’un retour en arrière, disons soixante ans en arrière, on réalise -cet avis est partagé la majorité des Algériennes et des Algériens-, que son indépendance a bel et bien été confisquée. A défaut d’une autodétermination ou d’une indépendance en bonne et due forme, le peuple a récolté une illégitime passation de pouvoir. Autrement formulé, cela revient à dire que ceux qui colonisaient le pays ont simplement remis les clés au nouvel occupant. Passant ainsi d’une colonisation extérieure à une venant de l’intérieur. C’est un peu comme si une sorte de présidence tournante avait sonné le glas de la colonisation jetant les bases d’une nouvelle, avec à ses premières heures les mêmes codes et usages d’un état mort-né, où le citoyen n’est pas roi mais tout simplement rien…
Ne nous y méprenons pas : si les faiseurs de roi agissant dans l’ombre du palais présidentiel ont « toléré » les manifestations monstres de 2019, c’est qu’ils y trouvaient tout bonnement leur compte au point de tirer par moments la couverture vers eux, singeant sans tact ni manière la posture des « temps qui changent et que toute démocratie digne de ce nom se doit d’accompagner ». Sauf qu’eux ne changent pas. Ils se cramponnent, ils éliminent et postillonnent gentiment au visage de ceux qu’ils ont bernés, avant de les museler ou emprisonner. Dans le meilleur des scénarios.
De ce côté-ci de la Méditerranée, on a coutume de jeter à la figure des dirigeants reçus auparavant avec les honneurs des dénominatifs peu élogieux : « dictateur » s’agissant de Poutine, « tyrans » de républiques bananières pour d’autres chefs d’état africains. Ceux-là même que l’on avait pourtant discrètement élevé sur leur promontoire dans un passé pas si lointain.
Dont acte. Si Poutine est un dictateur, toute l’Algérie régnante autant que son opposition « officielle » devraient recouvrir les mêmes éloges.
Tout le monde, me semble-t-il, en sortirait grandi, au point, allez savoir, de retrouver un peu de cet honneur et de cette dignité, disparus à jamais dans les tréfonds de la Méditerranée, comme on a parfois coutume de faire disparaître un horrible secret. Cela a commencé un certain jour de 1962.
Philosophe de formation, Farouk Atig est grand reporter, spécialiste du monde arabo-musulman. Franco-Algérien, il se rend régulièrement de l’autre côté de la Méditerranée où il a réalisé de nombreux reportages pour Mediapart, la RTS, Arte et Al Jazeera English.


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