France : la démocratie débordée ?

La réforme des retraites passe dans la douleur et met à l’épreuve la pratique de la démocratie.

49.3

16 mars au soir. Des manifestations spontanées éclatent dans toute la France. Des dégâts sont commis. L’intelligence artificielle générative d’images, qui permet de produire des images irréelles mais dont la vraisemblance est forte, augmente le taux d’angoisse. De fausses séquences de reportage montrant Paris sous les flammes envahissent Twitter (image en Une). A la différence des faux caricaturaux, dont la vérité est la valeur de dérision, ces images fausses passent pour des images vraies.

Ceux qui les diffusent cherchent à choquer en exacerbant artificiellement le réel. Résultat : les internautes se radicalisent, les éditorialistes s’affligent, la presse étrangère s’affole.

Depuis plus de vingt-cinq ans, une réforme des retraites est jugée indispensable pour sauver le système par répartition. En 1995, le projet avait provoqué des semaines de grandes grèves.
« Les chaussures des parisiens sont de droite » ironisait Plantu dans une caricature. En 2023, ce sont leurs narines. La grève des éboueurs et le blocage des incinérateurs de déchets laissent dans la capitale un odorant amoncellement d’ordures.

Dans sa version 2023, la réforme des retraites est un texte présenté est un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale (PLFRSS).

Jeudi 16 mars 2023, coup de tonnerre : quinze minutes avant la lecture à l’Assemblée nationale des conclusions de la commission mixte paritaire (CMP) sur la réforme des retraites, le président de la République, Emmanuel Macron, a autorisé le recours l’article 49 alinéa 3 engageant ainsi la responsabilité du gouvernement sur ce texte. Au Parlement, plusieurs motions de censure sont en préparation. Des rassemblements se forment partout en France, y compris dans des villes moyennes.

Une loi est adoptée « sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. »
Il est néanmoins peu probable que le gouvernement français soit renversé lundi 20 mars.

Le Parlement n’est pas Twitter

On lit sous la plume d’éditorialistes que la France connaîtrait une crise parlementaire depuis la lecture au Parlement du texte du PLFRSS pour 2023.

En réalité, l’examen du texte par les députés et les sénateurs aura mis au jour la vivacité de notre démocratie parlementaire et aura souligné sa nécessité impérieuse.

La réforme des retraites fut l’objet du vote tour à tour des députés et des sénateurs. Si les échanges ont été vifs dans les deux Chambres, on ne peut pas dire pour autant que le Parlement se soit tweeterisé. C’est Twitter qui réduit en « punchlines » (réparties) des heures de débats.

Le Parlement n’est pas devenu pour autant la réplique physique d’un réseau en ligne.

La structuration des débats, suivant les procédures constitutionnelles et le règlement des deux Assemblées, a conféré au traitement de ce grand sujet de société une temporalité propre à la discussion législative, contradictoire et méthodiquement argumentée, ce que le laisser-passer de la parole sur le réseau de l’oiseau bleu ne permet pas.

Dans chacun des deux hémicycles, les règles sont les mêmes pour tous, et les prises de paroles des uns et des autres, rationnellement fondées, sont assumées par leurs auteurs de telle sorte à être universellement intelligibles. Les propositions d’amendements ou de sous-amendements ont été réfléchis ; elles s’appuient sur les travaux faits en amont, en commission.

Or, sur Twitter, le temps entre la réflexion et la publication d’un tweet ou d’un commentaire n’excède pas plus d’une minute. Le réflexe a tendance a remplacer la réflexion.

Les débats de type pour ou contre qui naissent sur Twitter ont vocation à donner lieu à des discussions inter-personnelles. La plateforme de micro-blogging est ouverte, elle fait interagir en leur nom et personne des individus. Mon tweet ne représente que moi-même, ma sensibilité, mon opinion.

Au Parlement, les élus qui siègent ne s’expriment pas en tant qu’individus particuliers, mais en qualité de représentants de la Nation. Cet effort de distanciation du « moi personnel » ne donne pas lieu au même type de discours.

Enfin, aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, chaque parole, préparée et délimitée par un chronomètre, est également reconnue. Elle a donc la même valeur.

Sur Twitter, c’est la parole la plus effrontée qui bénéficiera d’une exposition plus élevée, et donc qui prendra le dessus sur toutes les autres. Autrement dit, le pouvoir est entre les pouces de celui qui tweete le plus fort. Cette visibilité disproportionnée est contraire au principe de pluralisme et parallèlement, de débat contradictoire.

Entre l’impatience de l’exécutif, la précipitation des réseaux sociaux et la palpitation de la rue, le tempo parlementaire a permis d’imposer un discours démocratique somme toute pluraliste portant sur tous les détails du texte de loi qu’il a eu à examiner.

D’ailleurs, les soubresauts qu’a connu l’examen du projet de loi de la réforme des retraites ont poussé les Français à s’intéresser au sens de nos institutions. Qui aurait pu prédire qu’une vidéo de l’INA reprenant une intervention de Michel Debré atteindrait 150 000 vues ?

Les rats, la rue, Paris

Le second point de panique porte sur les grèves, manifestations et violences qui secouent le pays depuis le dépôt du texte sur le bureau de l’Assemblée nationale.

Un certain nombre de manifestants estiment qu’Emmanuel Macron et son gouvernement n’ont donné aucune autre réaction possible aux Français que l’expression de la colère.

Voilà que Paris, hébétée deux ans durant, s’enivre à nouveau des effluves des déchets que dissipent à peine les brumes des fumigènes. Grèves, blocages, carnages, bavures. Cassure.

L’inquiétude croît à la vitesse d’un rat repus. La France déborde et se saborde. Elle est rongée d’un mal lacrymal.

Les ferments de la colère dont l’éruption a été provoquée par la réforme des retraites sont multiples : le projet d’une réforme des retraites sans grande réforme du travail ; un texte qui, objectivement, n’a pas été conçu pour proposer de nouvelles perspectives aux jeunes ni aux adultes, et enfin, qui ne sollicite aucun effort contributif de solidarité nationale de la part des sociétés les plus cotées.

« La France est fracturée entre une minorité resserrée qui ne ressent pas l’impact des crises sociale, économique et écologique (…) et une majorité qui n’a plus les moyens d’affronter ces crises », met en perspective l’économiste Agathe Cagé dans une tribune parue dans Le Monde.

Pour réparer cette suture, il va falloir réformer en profondeur le monde du travail, la formation initiale et continue, mais aussi la fiscalité. Un effort de démocratie en commun, à mener tant sur le plan social que sur le plan politique, et qui va demander une grande… patience.

Il est prévu q’un bilan de la réforme ait lieu en 2027. Le comité de suivi des retraites devrait remettre au Parlement un rapport d’évaluation des impacts de la loi.

The following two tabs change content below.
Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

Vous pouvez également lire