La crise de la communication militante

Ils cherchent l’éclat. Le public ne voit que des éclaboussures. Pourquoi les happenings sur les monuments et les œuvres d’art sont un échec en matière de communication militante.

Le 1er mai 2023, certains individus se réclamant écologistes ont confisqué les célébrations de la fête des travailleurs pour se délecter dans un happening « éclaboussant ». C’est la fondation Louis Vuitton à Paris, haut lieu d’art ouvert au public, qui a subi sur ses murs un vomissement de peinture orangâtre.

Le 21 octobre 2022, des « militants écologistes » du groupe Letzte Generation ont jeté de la purée de pommes de terre sur le tableau « Les Meules », de Claude Monet, au Musée Barberini à Postdam.

“Just Stop Oil” savait bien le buzz qu’allait générer le lancé de la soupe en direction des Tournesols de Van Gogh, tableau exposé à Londres. Mais les militants ont-ils pris la mesure du caractère occidentalo-centré de leur acte ? Cette opération de communication militante souligne avant tout le manque de coordination des activités en faveur de la transition écologique à échelle mondiale.

Nous mettre en face de notre inaction face à l’urgence climatique

Le 14 octobre 2022, Anna Holland, 20 ans et Phoebe Plummer, 21 ans, militantes écologistes du mouvement Just Stop Oil ont jeté de la soupe sur le célèbre tableau de Van Gogh « Les Tournesols », exposé à Londres.

Les cheveux peints en rose, vêtues de larges tee-shirts blancs sérigraphiés, hurlant, les deux jeunes filles obstruent l’oeuvre de Van Gogh avant de jeter une soupe industrielle sur la vitre qui protège la toile. Le scandale est international.

Le mouvement “Just Stop Oil” savait pertinemment que la performance de Holland et Plummer allait provoquer un buzz à faire pâlir toutes les équipes de recherche du GIEC qui s’évertuent depuis des années à populariser leurs rapports alarmants.

Ce type de manifestation exubérante vise avant tout à attirer l’attention des médias et des utilisateurs des réseaux sociaux – qui étaient venus pour photographier l’événement.

Le but est de transformer les personnes qui ont vu la performance des militantes en spectateurs d’un conflit mondial – la responsabilité des multinationales dans le dérèglement climatique.

L’action cherche à nous mettre mal à l’aise justement par l’effet de scandale qu’elle produit : nous sommes davantage paniqués par la crainte de la dégradation d’une pièce de musée que par l’état déplorable de la planète. En ce sens, nous sommes tous coupables de la lenteur de la transition écologique.

Le site France Info rapporte le désarroi de l’écologie Wolfgang Cramer : « Ecrire des rapports, parler raisonnablement et gentiment, ça montre ses limites. Ce modèle qui consiste à fournir de l’information pour des décisions raisonnées marche un peu, mais pas assez ».

Le facteur limitant l’action pour le climat est la volonté politique de changement. Et celle-ci ne s’obtient pas en écrivant des rapports scientifiques.

La performance des jeunes militantes se comprend comme une volonté de brusquer notre attitude désinvolte face à l’urgence climatique. Fini de se changer les idées au musée comme si le monde était un resplendissant champ de tournesols !

Leur infraction (toute relative, puisque l’œuvre elle-même n’est pas endommagée) signale une panique partagée par toute la jeunesse actuelle, sur tous les continents : la planète brûle, et nous contemplons des empâtements fétichisés par des sponsors qui ne sont autres que des magnats du pétrole.

Mais, la répétitivité de ce mode d’expression des opinions devenu routinier produit un effet contraire à celui escompté : les acteurs de ce dérangement ne menacent pas l’ordre établi. Au contraire, elles le renforcent. Des jeunes privilégiées qui obstruent la vue d’une œuvre d’art pour se médiatiser, voilà bien un type de happening récurrent depuis au moins quarante ans, remis au goût du jour des réseaux sociaux.

Une communication militante illisible

L’opinion publique – telle qu’elle s’est exprimée ce samedi sur Twitter, est interloquée de voir piétiner ainsi ces tournesols admirés universellement.

Des militants ont rétorqué, sur Twitter
: “la toile n’a pas été touchée, c’est la vitre qui a pris”. D’ailleurs, qu’est-ce qui compte le plus, une toile ou la planète qui brûle ?

« L’indignation massive contre ce qui était une action non violente et non dommageable pour sauver des vies est, encore une fois, le reflet de la violence de cette société et de la façon dont ces systèmes brutaux sont soutenus par l’ignorance, l’insouciance et la cupidité. » exprime le climatologue américain Peter Kalmus, en soutien de l’action de « Just Stop Oil ».

A ses yeux, les néolibéraux et les défenseurs du climat modérés qui se sont révélés littéralement plus indignés par l’action non destructrice de Van Gogh qu’ils ne le sont par l’intensification et la destruction irréversible de la vie sur Terre sont le problème, et ils ne sont même pas capables de le voir.

Certes, la valeur de ces Tournesols sur le marché de l’art -l’œuvre est estimée à plus de 84 millions de dollars- est intacte. C’est sur la valeur spirituelle de ces fleurs que la soupe froide industrielle a été jetée avec véhémence.

Les tournesols en mouvements expriment les formes dynamiques de la nature. Le geste pictural de Van Gogh est comme interrompu au nom de la lutte pour une cause qui serait supérieure à la beauté du monde. Opposer la préservation des écosystèmes et la défense du beau relève de l’absurde.

Dans notre histoire européenne, s’en prendre aux œuvres d’art est le fait de régimes autoritaires. Le spirituel dans l’art libère l’œuvre des représentations fixées par le pouvoir.

En arrachant brutalement les pétales des fleurs, les deux jeunes filles ont ramené l’œuvre d’art à sa seule matérialité physique et commerciale. Les tournesols 🌻 ont fané.

Face à nous, il y’a désormais l’érection d’une suite de hashtags : toile, pâte colorée, soupe, sponsors, musée, public, pétrole, climat.

L’œuvre d’art aussi bien que le musée sont instrumentalisés – mentalement privatisés par l’agenda militant et le mode opératoire des deux jeunes filles.

En matière de communication militante, l’opération est discutable.

Certes, elle a produit l’effet voulu : nous monter notre passivité face à l’urgence climatique. Mais, elle présente la lutte universelle contre le dérèglement climatique comme le fait d’une partie de la jeunesse bourgeoise occidentale insensible au beau, dépourvue d’imagination et surtout, effroyablement éprise d’autoritarisme.

Il aurait été plus judicieux, dans un esprit de dialogue et de coopération, de conduire une action sur le long terme avec le musée, pour voir la façon dont l’établissement pouvait progresser pour réduire son impact carbone.

Centrisme occidental

Le happening contesté met surtout au jour le défaut de coopération mondiale dans la lutte contre le dérèglement climatique.

Ces jeunes européennes privilégiées ne subiront pas les effets les plus néfastes du réchauffement climatique, au contraire de la jeunesse pakistanaise, par exemple, sous les eaux en 2022.

Or, les deux anglaises ne semblent pas avoir conscience que leur mise en scène illisible met potentiellement en danger des défenseurs actifs du climat dans le monde, scientifiques et acteurs de terrain : comment pourront-ils désormais se faire entendre et sensibiliser les entreprises puissantes, les institutions, les civils sur le sujet ?

« Les populations avec lesquelles nous travaillons – au Bangladesh, en Éthiopie, au Niger, au Mali, aux Maldives – assistent au quotidien à la destruction de leurs conditions de vie. Beaucoup ont perdu des proches, leurs ressources, leur habitat. » explique le chercheur François Gemenne.

Il s’inquiète de la réception de cette pseudo performance au delà de l’Europe et des États-Unis : « Mes collègues au Mali et en Éthiopie sont catastrophés. Ils travaillent dans des contextes très difficiles. Si leur gouvernement les assimile à des ‘éco-terroristes’, leur travail deviendra impossible. ». Sans le savoir, les deux européennes risquent d’empêcher des actions concrètes en faveur de la transition écologique.

Cette pseudo performance, qui joue sur le registre de la panique, traduit en fait surtout une vision occidentalo-centrée de l’urgence climatique, très éloignée des problèmes auxquels sont confrontés les habitants à travers les différentes régions du monde.

Or, il nous faut rapidement coordonner à échelle mondiale les actions visant à accélérer la transition écologique : selon WWF, entre 1970 et 2018, les populations de vertébrés – poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles – ont chuté de 69% en moyenne.
Cette érosion de la biodiversité est causée par nos activités. Le réchauffement climatique, d’origine humaine réduit nos capacités d’atténuation et d’adaptation.

En attendant, Anna Holland et Phoebe Plummer sont accusées de dégradations pour un montant inférieur à 5 000 livres britanniques. Leur procès aura lieu mi-décembre. Elles ont d’ores et déjà plaidé non-coupables. Quoi qu’il en soit, la somme réclamée est une goutte de soupe en comparaison des milliers de livres que leurs parents ont dépensé pour leur offrir une scolarité dans de luxueux pensionnats.

La planète, elle, n’a pas de vitre de protection. Et ce seront des travailleurs qui iront essuyer la peinture sèche de la fondation Louis Vuitton à l’heure matinale où les éclabousseurs dorment encore.

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Clara Schmelck
Clara-Doïna Schmelck, journaliste, philosophe des médias. Rédactrice en chef adjointe d'Intégrale - est passée par la rédaction de Socialter ; chroniqueuse radio, auteur, intervenante en école de journalisme et de communication (Celsa ...).

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